Eté 2016

 

7 juillet 2016. Les enfants vont venir se baigner. Il fait très beau, très chaud. Le pays ne se remet pas de l’attentat de Nice, les politiques jouent la surenchère démagogique,  les journalistes traquent les familles de victimes,  les rescapés. Les musulmans se dédouanent en affirmant le rejet des extrémistes,  en dénombrant leurs morts. La télé, la radio, les journaux ne parlent, ne montrent ad nauseam que ça. Relégués aux oubliettes de l’information, les attentats en Syrie, en Irak,  au Pakistan, en Afrqiue, des milliers de morts, les migrants qui tentent de rejoindre l’Europe,  se noyant par centaines,  les millions de déplacés déstabilisant des continents entiers. Les Français n’ont d’yeux que pour les 87 morts de Nice. Leur univers nombriliste se referme sur eux. Des portières de voitures claquent, voici toute ma famille réunie autour d’un barbecue. A table on ne parle pas du drame, parce qu’il y a les petits. Joseph sort de l’eau, s’assied à côté de moi : « Teta, pourquoi il y a des gens méchants qui font ça ? ». Dans ses yeux, il y a de la peur, le besoin de comprendre, le sérieux de la situation l’affecte malgré l’omerta des adultes devant lui. Comment expliquer l’horreur, la folie à un enfant de sept ans, hyperprotégé, qu’on fait vivre dans un monde de bisounours. Ma tentative de réponse maladroite, très maladroite, ne semble pas le rassurer. Heureusement sa soeur et sa cousine l’appellent pour se baigner encore. Il se lève et court vers elles, joyeux, délivré de l’univers des grands.
Fabienne

 

 

 

Dans les gorges oubliées, le véhicule roule. Les parois sombres plongent dans le torrent qui brasse des eaux grises. L’été est là, pourtant : sur les pentes les mélèzes sont verts et une tache bleue, comme perdue, s’étale au-dessus de ma tête. Et le soleil enfin, au bout du défilé, l’espace retrouvé, la respiration qui repart à son rythme et le village, enfoui pendant des décennies dans les brumes de ma mémoire, qui réapparaît. Eté 2016, je ne reconnais pas les chemins empruntés avant. Le Chien m’accompagne. Il court, il sent, il tient la piste. Il est chez lui. Il s’arrête et m’attend. Dans son regard profond, je vois se rejoindre le passé et le présent. Il va et je le suis, dans ce Haut Lieu du tourisme d’où sont bannies les voitures. Sur les coteaux abrupts où l’on faisait les foins, se dressent des chalets. Le chien, en avant-garde, s’est jeté et s’ébroue dans la fontaine en bois qui fait toujours couler son eau. Il fait chaud. Des touristes s’arrêtent pour goûter la fraîcheur offerte et fixer, sur la pellicule, le balcon fleuri qui les a séduits. Je vais avec mon compagnon canin à la recherche d’une maison, d’un nom… Boutiques de souvenirs, sculpteurs sur bois… Mais où est donc passée la petite épicerie du village ? « Mais où sont passées les neiges d’antan ?… » La neige, il y en a toujours, car sur l’alpage on a planté des poteaux de remontepente. Honneur au ski… Mon guide tourne autour de moi. Que veut-il ? Dans le gouffre insondable de ses prunelles, je lis comme une attente. Je regarde et je vois : l’église… un repère de la vie antérieure, de l’immuabilité dans un monde qui bouge et qui voit le paysan devenir hôtelier, l’épicerie, en son temps fort utile, vend, désormais, le rêve des artisans du lieu. On peut restaurer, embellir, mais on ne peut et on ne doit pas tout détruire. L’Église, le Temple en contrebas, et les anciennes maisons se doivent d’exister, contre-point essentiel au néo-folklore paysan de pacotille. Le Chien et moi avons suivi la ruelle. A la sortie du village, la Nature a repris ses droits : les mélèzes se sont multipliés et dispensent sous leurs rameaux agités une fraîcheur agréable, à quelques mètres seulement, une marmotte se dresse. « Mon bon Chien, dis-moi : Pourra-t-on profiter, encore longtemps, des bienfaits des hommes et des beautés du monde ? »
Josette

 

 

Nice, juillet 2016

La chaleur écrase la ville depuis le lever du jour. Chaleur de plomb, étouffante comme la violence de l’attentat de Nice ce 14 juillet 2016. L’homme au regard bleu est là, assis sur le banc, à l’arrêt du tram. A t-il appris la nouvelle ? A-t-il entendu parler les passants ? Il ne bouge pas, il ne frémit pas, perdu dans un ailleurs inconnu de tous, inconnu de lui peut-être. Depuis le matin, je le regarde, je l’observe, je l’épie même, depuis ma fenêtre, pour oublier la nouvelle. Je l’ai apprise hier à minuit, la nouvelle. Au retour de la fête pour l’anniversaire de Samira j’ai allumé la télévision, machinalement. A cet instant j’ai souhaité être sourde et aveugle. J’ai éteint la télévision aussitôt après. J’étais transie d’horreur. Cette folie engendrée par l’oppression, l’humiliation, cette folie attisée par les discours de haine, cette folie meurtrière ravive mon sentiment d’impuissance. J’enrage de constater l’inutilité de nos luttes antiracistes, l’échec de notre engagement militant, l’écrasement de notre idéal politique, des décennies plus tard. L’homme au regard bleu est là, assis sur le banc. Il semble ne pas voir les trams défiler, ni les voyageurs s’agglutiner aux portes ouvertes de la rame. Il semble ne pas entendre le vacarme qui l’entoure. La tombée du soir n’apporte aucune fraîcheur. Deux heures du matin, l’homme au regard bleu s’allonge sur le banc. Enfin, il s’endort.
Lili