Il n’y a personne. J’ai perdu encore quelques écrous. Je m’enfuis avant l’ouverture, vite, ils vont arriver. Le jour se lève et me fait miroiter et disparaître peu à peu.

Je suis le Fantôme Mécanique, l’âme de ce hangar autrefois dédié à la réparation des moteurs de barques, tracteurs et autres engins agricoles. Avant, lorsqu’il n’y avait que des fermes autour du village. Avant l’immigration massive des urbains, avec leur style industriel à la noix qui a conduit au feu tous les bahuts buffets armoires sculptées lits clos tables et bancs de chêne, fauteuils robustes où l’on ne pouvait s’asseoir que bien droit…

Je suis le fantôme créé par les vraies mains pleines de cambouis des industrieux, ces rougeauds en salopettes et casquettes crasseuses qui de génération en génération m’ont construit, assemblé, soudé, fantôme-fantasme à la silhouette élancée et musculeuse d’un Spiderman, héros mille fois redessiné, plus grand que la moyenne des gars du village.

Et me voilà planqué dans ce chantier naval, où le plastique a remplacé les bordées de bois, le Kevlar et l’aluminium les voiles latines couleur de rouille, les odeurs d’essence le bruit des rames. Il y a plein d’écrous dans des petits tiroirs, du bel et bon inox, j’en choisis quelques-uns, dans le fol espoir qu’un jour, peut-être…

Le temps lui n’a pas changé au cours des siècles, nuages et marées, en-dessus et en-dessous la multiplication des habitations et embarcations. Des gens d’ici qui m’ont connu au fond de l’atelier, il n’en reste peu, et dans leurs vieilles mémoires j’existe encore, la fierté du village, bien cachée du rare public de l’époque.

Dans la journée c’est en forêt que j’habite, avec mes amis les oiseaux. Perchoir scintillant, j’abrite leurs amours. A la tombée de la nuit, la hulotte ouvre ses grands yeux et me demande « À quoi tu penses ? ». Elle, c’est à son dîner urgent qu’elle pense, elle n’a rien avalé depuis la nuit précédente. Elle pense à ses œufs bien au chaud dans son ventre, à son nid douillet prêt à les accueillir incessamment. Elle et moi rôdons la nuit, tandis qu’elle vole parmi les arbres et les buissons, je parcours mes souvenirs.

La nuit est blanche sous la pleine lune. Festoient les fantômes, planent les écrous, le faucon-bélier rejoint les noctambules, la bière coule à flots dans les réminiscences des fêtes d’antan. Forêt de Brocéliande, le profane se frotte au sacré, résonnent les binious et tapent les sabots. Les êtres magiques sont de sortie, les anciens arborent les masques mythologiques des rituels renouvelés. La nuit est blanche, longue et secrète en cette grande marée.

Au matin les bateaux flottent, la plage est déserte, le temps n’a pas changé, gris et doux. C’est dimanche, la pleine mer attend ses ouailles, à voile et à moteur, cirés jaunes dans tout ce gris bleu vert beige, sous le vol immaculé des mouettes et goélands. Nul ici ne se doute de notre présence sous les feuillages et dans les canopées alentours, nul ici ne se doute de nos rendez-vous nocturnes mensuels tandis que les écrans les hypnotisent et les bistrots les alcoolisent.

Cette nuit, j’ai regagné quelques écrous, la hulotte a pondu et dort sur ses œufs, tandis que les oiseaux de la forêt volètent à travers ma silhouette creuse en piaillant de joie et de désir.
Elisabeth