Président de l’OULIPO ( Ouvroir de Littérature Potentielle) depuis 2004, Paul Fournel définit la contrainte d’écriture :

« La contrainte agit d’abord comme un stimulant de la création : bornant l’imaginaire, elle fait paradoxalement prendre conscience à l’écrivain de l’étendue de sa liberté, d’où son efficacité en matière de production du texte. Le texte jaillit, ici et maintenant, poussé par une nécessité externe qui permet de lutter contre les vents internes qui pourraient se montrer contraires.

La contrainte permet ensuite de remettre en cause les formes de textes, établies par soumission collective (consciente ou inconsciente) ou par habitude du temps. Elle est alors un outil de questionnement de la forme et du sens. Les « lourdes chaînes du sens » passent au second plan et on peut ainsi voir comment la contrainte choisie malmène ce sens et lui donne une chance de se renouveler. »

 

On écrit en atelier d’écriture comme on ne nous a pas appris, ni autorisé à le faire, dans nos cursus scolaires. On écrit en liberté. une liberté qu’exerce Yves, avec humour et légèreté, dans sa « Lettre ouverte à mes profs de français ».

 

En sortant de l’école…

Non ! pas de l’école…

Marseille, en sortant de l’atelier d’écriture Au clair des mots le 23 janvier 2016

Lettre ouverte à mes profs de français.

62 ans et je me souviens à peine d’aucun de mes profs de français.

Oui, oui, vous avez bien lu. Je vous entends ricaner mes chers profs de français en affutant vos stylos à bille rouges. (d’ailleurs, comment accorde-t-on « rouge » ? « s » ou pas « s » ? Mais bien sûr, « rouges » avec « s », ce n’est pas la bille qui est … ce sont les stylos. Ou alors « rouge » sans « s », c’est l’encre qui est… pas les stylos. On n’en sortira pas mais vous voyez, j’étais là.)

« Je me souviens à peine d’aucun de mes profs de français ».

Cette phrase « incorrecte » est là parce que cette lettre vous est adressée et que, sous cette forme, la phrase dit exactement ce que je ressens aujourd’hui, avec le brin d’insolence que je sens monter en moi.

Si cette phrase ne m’avait pas plu, si elle avait écorché mon envie de justesse, je l’aurais retirée sur-le-champ.

Mais elle est là, je l’y laisse.

Affutez, affutez, mes chers profs de français, vos stylos rouge (pas de « s », c’est l’encre qui est rouge, pas les stylos ou bien…)

« Ne aucun. On ne peut pas associer aucun dans une phrase affirmative ». Vous voyez, j’étais là.

« Si tu te souviens, à peine, c’est que tu t’en souviens, tu ne peux pas écrire « aucun » si tu t’en souviens».

Rompons là !

Si je me souviens à peine de vous c’est que vous avez dans mon souvenir, à peine un visage, à peine un nom mais aucun d’entre vous ne m’a permis de sentir le bonheur qu’il y avait à écrire, à suer sang et eau sur une phrase qui n’a pas encore trouvé sa juste expression, son rythme, sa musique. Vous ne m’avez pas fait sentir, mes chers professeurs de français, qu’il y a de la jubilation à la lire, à la relire, à la lire à haute voix cette maudite phrase, quand elle s’est enfin accomplie. Accomplie par moi, par vous, par d’autres, peu importe.

Vous voulez un exemple ? Juste un, pour le plaisir. Il n’est pas de moi, j’aurais aimé… Il est de Georges. Vous savez, Georges, celui du Gorille. Censuré. Plusieurs années.

Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S’ouvre, on n’sait pourquoi. Je suppose
Qu’on avait dû la fermer mal.

Je vous en veux, mes profs de français, d’avoir essayé de me faire honte. Honte d’avoir osé écrire en dehors des clous. Au lieu d’avoir encouragé mon envie d’écrire, de m’avoir poussé à la créativité.

Je vous en veux, mes profs de français, de ne pas avoir nourri la petite flamme.

Je vous en veux, mes profs de français, d’avoir ignoré mes portes dérobées, de ne pas m’avoir fait deviner ce qu’elles cachaient. (J’aurais pu ne pas en vouloir si vous m’aviez assuré que, de toute évidence, vous n’aviez jamais eu vent des vôtres).

Je vous en veux, mes profs de français, de m’avoir fait étudier Prévert et Villon et de ne pas y avoir cru. De les avoir expurgés, de les avoir censurés, de les avoir châtrés.

Je vous en veux mes profs de français de ne pas m’avoir aidé à écrire poésie.

Je vous en veux mes profs de français. Je vous en veux de…

Non, finalement je ne vous en veux plus.

Je ne vous en veux plus, mes chers profs de français, parce que vous êtes arrivés trop tard dans l’histoire pour avoir pu faire l’autodafé dont vous auriez rêvé. L’autodafé des poèmes de Brassens et de tous les livres que j’ai aimés. L’autodafé de mes compagnons de vie. Des poèmes et des livres lourds de sens et de style. Des poèmes et des livres qui n’ont pas été émasculés par vos commentaires convenus, autant qu’imposés, qui n’ont pas été émasculés par la sélection officielle des « meilleures pages de…». Des textes qui ne respectaient pas toujours les règles grammaticales. Ni les autres d’ailleurs.

Non, je ne vous en veux plus, mes chers profs de français, parce que vous n’avez pas réussi à déquiller le petit bonhomme perché sur mon épaule qui me disait à l’oreille « Bah, ne les écoute pas, ça ne vaut pas la peine de te frapper pour ça. ».

Le petit bonhomme n’a pas pris une ride. Le petit bonhomme perché sur mon épaule qui me dit aujourd’hui « Vas y, écris la musique des mots qui soufflent dans ta tête. Si ça ne vient plus, va pisser un coup. Regarde les gabians dans le ciel. Respire et arrête de faire du bruit avec tes casseroles, tu les rangeras plus tard. Arrête je te dis, de taper sur tes couvercles, tu ne peux plus rien entendre en faisant ce bordel. Calme-toi mec et écoute-moi. »

Le petit bonhomme perché sur mon épaule, vous ne l’avez pas eu.

Je ne vous en veux plus, mes profs de français, parce que vous ne m’avez pas empêché de retrouver les copines et les copains de mon atelier d’écriture.

Les copines et les copains qui sont si différents de moi mais qui n’ont pas de stylo rouge.

Les copines et les copains qui n’y croient pas toujours mais qui prennent du plaisir à écrire, à lire, à écouter. Du plaisir à se laisser étonner.

Les copines et les copains qui ont le droit de dire « Là, ça ne marche pas tout seul si tu ne m’expliques pas », le droit de dire ce qui leur plait et qui disent quoi et pourquoi.

Je ne vous en veux plus, mes profs de français, parce que vous ne m’avez pas empêché de retrouver celle qui vous ressemble si peu. Celle qui nous accompagne et qui nous donne, de sa voix chaleureuse, les encouragements qui nous font dépasser nos limites. Celle qui nous fait cadeau de ses impressions à la lecture de nos pauvres textes, juste comme ça. Ses impressions à nous lire, qui résonnent longtemps, pour qu’on aille plus loin.

Je ne vous en veux plus mes chers profs de français. Je ne vous en veux plus parce que …

Si, je vous en veux

Encore un peu

Mais on s’en fout

C’est pas grave.

[..]

Yves

PS : « Il n’y a pas de problèmes. Il n’y a que des professeurs. » (Jacques Prévert)