La proposition d’écrire un récit à partir de quelques phrases à inclure:

 

Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône

 

 

Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, que je titube de vertige. On a annoncé une pluie d’astéroïdes. Au-dessus de moi la voûte céleste brille d’un éclat dur. Je la regarde avec l’espoir de voir passer une étoile filante. Mes yeux fouillent l’obscurité profonde, je m’y enfonce lentement. Pour rien au monde je ne voudrais rater la traînée lumineuse qui zèbrera le ciel. J’agis ainsi depuis des années, au mois d’Août.

Que de voeux sont ainsi partis vers ces lointains abîmes qui nous dominent et pour lesquels j’éprouvais de l’amitié. Là, en solitaire, j’avais l’habitude de jouer les confidents, sans attendre de retour, car je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient ceux qui le regrettaient tout aussi vite.

Cette nuit- là mon attente était plus aiguë que d’habitude, car j’étais loin d’avoir l’esprit à rire : ce qui m’arrivait était vraiment pénible. A trop scruter le ciel mes yeux se brouillent. Avec ma tête rejetée en arrière, ma nuque souffre. La douleur physique me ramène à la réalité, vers cette souffrance morale plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l’invente.

Comment expliquer l’inexplicable ?
Comment montrer ce qui, pour tous, hormis pour moi, est invisible ?
Comment leur dire « Je suis à ma recherche ».

Des compatissants j’en ai bien connu, mais tout autant des regards étonnés. Certes il m’arrivait d’accepter de l’aide, d’écouter pour faire plaisir, mais l’autre sentait bien que ce n’était déjà plus mon affaire, que toute parole était inutile. Ma quête est sans fin comme le ciel que je regarde. Je veux croire au miracle ; je veux aussi l’oubli que je pourrais, peut-être, trouver dans le Bordeaux médiocre mais abondant qui vieillit dans le fût.
Josette

Evitement

J’en ai assez de me réduire à une vulgaire paire d’oreilles. J’attire les gens à problèmes, sans en douter. C’est écrit sur mon visage : « Venez à moi éternels insatisfaits. Venez-vous plaindre, geindre, gémir ! Je suis là pour vous entendre, je suis là pour votre jouissance toute entière. Martelez-moi de votre parole sourde, anéantissez-moi, réduisez-moi à la seule partie de l’autre qui vous intéresse : l’oreille ».

J’en ai marre de cette servitude insensée. Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que je titube de vertige. Joli ciel crépitant d’étoiles, ouvre-moi tes bras, accueille-moi de ton silence ! Je me donne à toi tout entière : une oreille. Car j’ai beau savoir que tu ne me voleras rien, plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l’invente. Je cherche une voix dans ton silence. Je n’entends rien. C’est la déroute. Je cherche ce que je fuis, paradoxe incontournable qui fait de moi ce que je suis. L’oreille est ma raison d’être. C’est elle qui donne sens à mon existence. Otez-la moi ! Je voudrais tant devenir sourde de ce que je suis ! Que serais-je sans elle ? Je veux, je ne veux pas, je suis tout cela à la fois.

J’étais loin d’avoir l’esprit à rire, parce que ce qui m’arrivait étaient vraiment pénible. Je m’étais lancé un défi : écraser l’autre sous le poids de la parole, lui donner à peine le temps de respirer et le couper, sans scrupules.

Hausser le ton s’il le faut, tout en gardant le sourire. Ou plutôt grimacer, feindre un début de larmes, toucher l’autre dans sa culpabilité, s’il insiste.

C’était ma revanche de toutes ces heures d’écoute où l’on me laissait choir ensuite sans la moindre pitié. La poubelle de l’autre, voilà comment je m’étais construite. L’autre, une partie de moi dont je n’arrivais pas à me défaire au risque de mourir. Ouvrir les portes toutes grandes, sans discernement, et laisser l’hémorragie interne œuvrer.

Autre paradoxe : toute fière, j’ai grandi avec l’habitude de jouer les confidents mais je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient aussi ceux qui le regrettaient tout aussi vite. J’écoutais à tout-va, pour le meilleur comme pour le pire, le pire étant le plus excitant, bien entendu. Ainsi, j’opérais le plus parfait des alliages entre la douleur de l’autre que je faisais mienne et l’intérêt quasi passionnel que je portais à ses paroles. Le vidage s’opérait dans un second temps, prise dans la répétition d’une histoire sans fin, en attente d’une prochaine écoute, similaire. Petit à petit, je disparaissais.

L’urgence s’imposant, je décidais de vivre l’expérience inverse : envahir l’espace de l’autre. C’était un samedi soir. J’étais invitée à l’anniversaire d’un ami. Tout en me préparant, je me rappelais en boucle mes nouvelles résolutions : « parler plus haut, plus vite, plus fort que mon interlocuteur. Lui couper la parole. Pleurnicher s’il insiste ». La soirée avait bien commencé. L’ambiance semblait bonne. Le Bordeaux était médiocre, mais abondant. Au bout du troisième verre, la tête commençait à me tourner. Mais qu’importe, l’excès du vin me mettait en verve. Au moment du café, une femme bien plus qu’enrobée est venue s’asseoir auprès de moi. Son physique n’était pas sans rappeler une figure maternelle. Je la trouvais attendrissante et agaçante à la fois. J’avais l’habitude de combiner des impressions contradictoires. Aussi, je ne m’en étonnais pas. Puis elle s’est mise à me parler de ses petits-enfants. Puis de la distance géographique qui la séparait d’eux. Puis qu’ils ne l’appelaient pas souvent au téléphone. Puis qu’ils n’étaient qu’une bande d’ingrats, que personne ne se souciait de sa solitude. Je l’écoutais pour lui faire plaisir, mais elle sentait bien que ce n’était déjà plus mon affaire. Je ne lui coupais pas la parole pour autant. Tandis que la dimension dramatique de son discours allait croissant, sans doute pour regagner mon attention, une petite voix intérieure me disait : « Ferme la porte et écoute-là. C’est tout à fait conciliable. Il suffit de t’entraîner un peu et tu découvriras des choses nouvelles ». Je n’ai pas écouté cette petite voix intérieure. Qui sait si ce n’était pas un piège pour me renvoyer à ma propre aliénation ?

La piste de danse s’emplissait de monde. J’ai prétexté mon envie compulsive de danser pour mettre un terme au monologue. L’évitement, telle était ma dernière trouvaille, peut-être pas la meilleure, mais la plus efficace, dans l’urgence.
Laurence

Vertige aux étoiles

On se connaissait bien et depuis longtemps. Une belle amitié d’adolescents qui avait atteint la maturité sans la moindre équivoque. Ce soir-là, elle avait eu besoin de parler, de faire le point. Je sentais que c’était important, que ça la touchait vraiment. Ses démons, elle n’y arrivait plus toute seule. Elle avait besoin de quelqu’un de confiance pour l’aider à les exorciser.
S’il y avait quelque chose en elle qui m’avait toujours fasciné, c’était sa clairvoyance, sa solidité, une assurance à toute épreuve et, bien sûr, il ne m’avait pas été désagréable qu’elle me demande mon aide. Elle avait besoin de parler ? Bien sûr, sinon à quoi aurait servi l’amitié ?
Les flammes dansaient à travers nos verres. On était bien.

Le Bordeaux était médiocre mais abondant, on ne manquerait pas de munitions. Si la qualité n’était pas au rendez-vous, ça ferait quand même l’affaire, elle avait juste besoin de décoller. Et puis l’ambiance était chaleureuse et j’étais heureux d’être là avec elle, ça compensait largement. Le passage de la trentaine avait été un épanouissement, elle était très belle.
Vers la fin de la première bouteille, décollage réussi. Elle planait. Elle me regardait mais je voyais qu’elle était plongée dans un autre monde. Je souriais en la voyant s’enfoncer doucement dans le fauteuil et la robe remonter un peu.
Le vin aidant, elle me parlait de « lui », « lui » qui ne se rendait compte de rien, « lui » qui n’imaginait pas ce qu’il provoquait en elle. Elle parlait de trouble. C’était de plus en plus intime et pour tout dire un peu chaud avec juste une petite lueur au fond des yeux. La magie du vin, même médiocre.

J’avais l’habitude de jouer les confidents, je savais que ceux que se confiaient le plus vite pouvaient le regretter. Mais elle avait pris son temps et notre complicité fraternelle était rassurante. Je n’imaginais pas une seconde qu’elle puisse regretter quoi que ce soit. Moi, je me sentais bien dans le rôle. Flatté par la marque de confiance et même touché d’être admis sans pudeur dans sa vie très secrète. J’étais très sûr de moi dans ma « mission ». Je n’allais pas tarder à l’être beaucoup moins.
Je l’écoutais avec juste ce qu’il faut de distance pour ne pas m’impliquer personnellement et l’attention nécessaire pour favoriser la suite. Jusque-là tout allait bien.

Et puis c’est arrivé. Une petite chose insignifiante mais je commençais à avoir du mal à la suivre. Je ne savais pas pourquoi.
Une gêne s’installait en moi, grandissait et un nœud se serrait au fond de ma gorge. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je ne comprenais rien. Elle, elle continuait comme si de rien n’était. Elle souriait. Elle s’enfonçait encore un peu dans le fauteuil.
Je tentais l’humour pour sortir de là mais j’étais loin d’avoir l’esprit à rire parce que ce qui m’arrivait était vraiment pénible. 
Et puis une petite lumière…

Mais que c’est con un mec… son « lui » n’était pas n’importe qui, son « lui », c’était moi.
Ils étaient là ses démons et je n’étais plus capable du moindre détachement. Curieusement je m’en voulais.
À présent je l’écoutais pour lui faire plaisir et me donner le temps de retrouver mon assurance, mais elle sentait bien que je n’étais plus à son affaire. Ou bien trop. Arthur avait trois ans, Clothilde était enceinte, ma vie était bien pleine, bien arrangée et je n’avais pas besoin de son joli complot.

Elle s’est redressée dans le fauteuil en tirant sur sa robe. Un pauvre sourire sur les lèvres. Nous n’avons pas ouvert la deuxième bouteille.
J’ai tout fait pour éviter de la revoir mais le malaise n’avait pas disparu, incrusté là, tout au fond. Il y était resté.

Ce soir je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, je titube de vertige. Je cherche une issue que je ne trouve pas. Ce soir je ne sais vraiment plus où j’en suis et là, ce n’est pas le Bordeaux.
Elle a éveillé quelque chose en moi, une chose dont je ne veux pas. Mais c’est là.
Cette histoire est plus complexe que mes mots, elle va bien au-delà de la colère de m’être fait piéger, de ne rien avoir vu venir, de ne pas m’être protégé.
A force de me la repasser en boucle, je sens que l’histoire outrepasse mes souvenirs. Avec le temps je ne suis même plus certain de son rapport exact avec la réalité.
Cette histoire que j’ai voulu oublier, je la cherche maintenant. Alors pour ne pas la quitter, parfois j’ai l’impression que je l’invente.
Un rêve ou une réalité ?
Mais que c’est con un mec…
Yves