Opacité

La télé va trop fort, mais elle ne l’entend pas. Assise dans son fauteuil troué, elle élève ses pauvres jambes bleutées sur un vieux pouf rescapé de Pologne. Elle somnole. Sa pauvre tête, qui s’affaisse sur l’épaule, se soulève au rythme de sa respiration. Sa bouche, pareille à un bec, s’ouvre et se referme dans un mouvement abject. Elle est laide. Ses cheveux de paille, gras, délavés, encadrent son visage bouffi, cerné, malade.

« Le professeur d’anglais ne me croyait pas quand je lui disais que je ne me maquillais pas ». Son esprit s’est figé vers le passé. Elle rêve : belle, séduisante, elle n’a pas encore raté sa vie. Juste sa jeunesse, mais ça ne se voit pas. Son visage est lisse, magnifiquement sculpté. Deux pommettes saillantes s’offrent généreusement au regard de qui lui vole un sourire. Mais aussi, deux petites virgules au coin de ses lèvres pour donner l’alerte, deux petits sillons raides et droits, si profonds déjà.

La télé va trop fort mais elle ne l’entend pas. Ses mains joufflues s’écrasent sur son corps difforme. Elle est laide. Maigrir, le mot-clé du médecin. Mais elle ne l’entend pas, elle s’en fout : se remplir, c’est sa respiration. Ses jambes se sont arquées avec le temps, avec le poids aussi. Des papiers de bonbons jonchent le sol. Elle fait du diabète, et elle s’en fout. Au rebord de son pull, un bout de chair grasse apparaît. Bleue la chair, comme ses jambes, chair meurtrie jour après jour des piqûres intrusives de la médecine, antidotes illusoires aux blessures de la vie. Manger des bonbons, des chocolats, des gâteaux. Elle n’est plus au lycée cette fois. Elle a 11 ans. Elle ne verra plus sa mère, sa mère de cœur, sa mère de lait, comme on dit.

La télé va trop fort, mais elle ne l’entend pas. Ses paupières tremblent, s’agitent. Ses yeux s’entrouvrent. Un bruit grotesque s’échappe de sa gorge. Un instant, elle ne sait plus où elle est. Elle est laide. La lumière a baissé. Pourtant il fait jour. Il n’est que 14 heures. Le ciel s’est chargé de nuages. Il va pleuvoir. L’évier est encombré de vaisselle sale. Il va falloir se lever pour laver tout ça. Ça fait mal de bouger, de porter le poids de ce lourd corps sur ces deux jambes asphyxiées. Pas d’air, pas d’oxygène ne semble circuler dans ce pauvre corps.

Elle se lève, enfin, péniblement, jetant au passage un regard vide vers la télé. Elle ne l’entend pas, ne la voit pas. A peine. Sa vie, son univers, son espace se sont focalisés sur ces quelques années de jeunesse qui ont précédé le mariage, avant la bascule, quand on croit qu’on ne pourra plus jamais faire marche arrière. Elle y pense, elle y retourne sans cesse. Elle cherche le regret, mais elle ne le sait pas.

Elle remplit l’évier d’une eau chaude, propre, savonneuse. La vaisselle glisse d’une main à l’autre et s’achemine vers l’égouttoir. Le café est en train de passer. Le téléphone sonne. Elle décroche, les mains encore humides. On l’entend se plaindre, gémir, pousser des soupirs sans retenue. C’est sa fille de Paris qui l’appelle. Elle sait qu’avec elle, elle peut se lâcher. Puis elle raccroche, ne sachant pas qu’elle a laissé passer un moment heureux.

La pluie s’est mise à tomber. Le mari arrive. On le croyait absent. Pourtant il est là, mais elle ne le voit pas. Elle ne le voit pas non pas parce que c’est lui, mais parce qu’elle ne le peut pas. Ce serait s’accorder trop de vie alors qu’elle cherche la mort depuis toujours. Mais elle ne le sait pas. Elle pose les tasses à café sur la table et attrape quelques chocolats dont elle se remplit la bouche. Elle a tout le temps faim. Mais de quoi ?

A soixante- seize ans, son corps continue de chercher l’aliment miracle qui la comblera. Elle y croit et elle mange. Sans fin. L’infirmière sonne à la porte pour la piqûre. Son diabète s’est aggravé. Tout le monde s’inquiète. Sauf elle. Elle en rit, menaçante, agressive. C’est comme ça qu’elle existe, dans la maladie qu’elle affiche, qu’elle provoque, qu’elle entretient. Elle cherche la mort depuis longtemps. Elle y arrive, bientôt.
Laurence, février 2016