Je suis un âne

 

 

 

J’ai pensé que c’était dommage de ne pas en profiter mais le temps s’écoulait.
La chaise craquait, on voyait que la table avait bien vécu, un rayon de soleil sur le tapis iranien, le chat qui passait, un stylo, un cahier. Un cahier vide et ma tête. Ma tête pleine qui n’arrivait pas à associer ces mots, faire naître une idée, le début d’une histoire, une histoire qui ne serait pas venue de moi. Elle devait bien être quelque part cette histoire qui n’arrivait pas. Une histoire de temps, d’un autre temps, d’un temps perdu. Avec une belle fin, élégante.
Rien. Le vide. J’aurais mieux fait d’aller courir.
J’ai regardé sur mon épaule…

Pourtant les images se bousculaient. Un paquebot dans la nuit. Un contre-jour indiscret. Une chemise de nuit. Un atelier bruyant et sale. Un chahut d’ouvrières en blouse, visages maculés. Un chemin de douanier. Un pianiste dans le salon de première, le salon vide. Un phare dans la tempête. Une passagère égarée dans les coursives en chemise de nuit. Un piano droit. Une table qui en a vu. Un fauteuil de théâtre cassé. Un soutier noir hilare, torse luisant, une pelle à la main. Le pianiste en tenue de jazzman sifflotant dans la coursive. Des personnages arrivaient, ils s’en allaient, sans s’arrêter. D’autres restaient, commençaient leur histoire et puis plus rien. Paralysés. Muets. Plus aucune pensée. Inutiles.

J’ai regardé sur mon épaule… d’habitude il venait, là.
J’ai rassemblé mes jambes sous moi, toute mes forces, prononcé des formules magiques, cherché des exemples, convoqué les ancêtres, éteint et rallumé les lumières.
J’ai invité les pensées que j’aime, celles qui ne m’ont jamais laissé tomber. Evoqué mes fantasmes, des situations embarrassantes, mes rencontres étranges, pour qu’il vienne sur mon épaule, qu’il me raconte une histoire.
Rien, pas un bruit, pas une odeur. Les mots sont restés vides.

J’ai regardé sur mon épaule… Pourtant il ne m’avait jamais lâché… Enfin, jusqu’à ce matin.
J’ai bu un autre café, croqué une autre pomme.
J’ai ouvert toutes les portes, cherché le mouvement.
J’avais juste besoin d’un petit mouvement, un mouvement de rien du tout. Un souffle, un coup de vent, une robe, un chapeau, n’importe quoi, mais que ça vole.
Rien n’a bougé. Chapeau vissé et robe sage.
Je me suis dit que rien n’était irréversible, que j’allais me débrouiller sans lui. J’ai pris mon temps.
Du bout des doigts j’ai effleuré le cahier. Le stylo tournait entre mes doigts, lamentable. Je l’ai posé.
– « Mais où tu es petit bonhomme? »

J’ai regardé sur mon épaule… rien.
J’ai regardé mon autre épaule. Il était là, tranquille, même pas essoufflé.
– Je lui en voulais : « Tu es en retard petit bonhomme…
– « Ouais, » qu’il m’a dit, « Néanmoins il y a des choses qui se comprennent facilement. »
– Là, j’ai explosé : « Fais pas le malin ! Tu m’as laissé tomber… Pourquoi tu as fait ça ?»
Le petit bonhomme m’a souri, de toute sa gentillesse :
– « Tu crois que tu as écrit ça tout seul ? Tiens, il te manque le titre. Arrête de râler, prends ton stylo, écris. Tu y es ? Ecris ton titre : … Je suis / un âne. »

Yves