Une série de mots, à la volée et une phrase de départ.

La proposition : écrire un texte commençant par cette phrase et incluant tous les mots.

L’éveil

L’appartement sentait le graillon ; je les entendais parler dans la cuisine. Le ton était enthousiaste et joyeux mais la vilaine porte rose était fermée et j’étais bien trop loin dans le couloir. Aucun espoir de saisir la teneur de ce qui les réjouissait.

Ça ne me déplaisait pas finalement. Je n’ai pas fait un pas de plus. Je me laissais porter par les inflexions de ces voix chaudes si différentes l’une de l’autre.

Non, je ne regrettais rien. Je n’avais nul besoin de participer à cette conversation. Ces voix féminines inintelligibles résonnaient en moi et me donnaient à méditer.

Tiens, la méditation. C’était notre jolie prof de français qui nous avait parlé de ces pratiques et de leurs bienfaits étranges. Bien sûr on avait voulu essayer avec les copains mais je n’avais jamais pu démarrer de manière correcte dans ces exercices. Je n’avais connu que des déceptions sans pouvoir définir où se trouvait le point d’accès à cet état de conscience mystérieux. On avait fini par se lasser.

Et voilà que la simple musique de ces paroles de femmes qui ne m’étaient pas destinées me transportait sur des chemins inconnus. Je me sentais zen et prêt à connaitre l’au-delà de la réalité. Mon cerveau recevait toutes ces vibrations, mes pensées s’échappaient. Je voyais ces deux jeunes femmes sensuelles discuter joyeusement. J’entendais leurs éclats de rire dans le chemin. Je les voyais s’amuser, courir et tournoyer, les robes danser, se soulever. Quelques perles de transpiration, des coins de peau dévoilés et je percevais des effluves troublants.

Le printemps était chaud.

Je voyais leurs vêtements s’envoler au bord de l’étang comme des hirondelles. Je voyais deux beaux nénuphars épanouis. Je voyais les corps nus s’avancer dans l’eau, les paumes ouvertes, les éclaboussures au soleil jusqu’au feuilles des arbres, les rires sur leur bouches pleines.

Je sentais l’appel de l’amour, des effleurements. Je sentais l’extase s’approcher, tout en longueur. Des soupirs.

Et puis le méchant voile, marron et noir jeté sur de si belles choses. La porte de la cuisine s’est ouverte et la voix de mes tantes :

« Nicolas ? Tu es rentré ? Viens vite goûter et puis tu feras tes devoirs à coté de nous. »

Les nénuphars se sont refermés sur les senteurs musquées. La froide odeur de graillon était revenue… dommage.

Mais

La méditation

J’y reviendrai

Les nénuphars

Sans les devoirs

Sans le graillon.

Yves, avril 2016

Marron

L’appartement sentait le graillon ; je les ai entendus parler dans la cuisine. Je les croyais déjà partis. Mais, la vieille voiture de l’oncle n’ayant pu démarrer, ils avaient dû rebrousser chemin, à leur grand regret. Je les entendais soupirer, déçus de ne pouvoir participer à la course annuelle de l’association. Surtout Jean, mon père, qui avait manqué la victoire l’été dernier d’une demi-longueur de jambe pour finir deuxième à la course. Il désirait plus que jamais participer à la suivante, dans l’espoir de la gagner. Pour cela, il était prêt à tout, à s’entraîner la nuit s’il le faut. Mon père ne croyait pas en la destinée. Pour lui, c’était une croyance de fainéants : « J’ai perdu de quelques dixièmes de secondes. Ça s’étudie. Je ne crois pas en la malchance ». Aussi s’était-il mis en tête de se définir un mode d’entraînement adéquat pour optimiser ses capacités physiques. « Je veux gagner, j’y arriverai », répétait-il fréquemment.

Pendant plusieurs jours, je l’ai vu s’asseoir en tailleur au bord de l’étang de nénuphars, derrière l’immeuble. C’était l’été. La chaleur suffocante ne semblait pas le déranger. Je l’observais discrètement, ne voulant pas rompre son travail de méditation. Puis il avait la tête, a ouvert grand les yeux et s’est mis à sourire à je-ne-sais-quoi d’invisible devant lui. Intriguée, je me suis avancée. Mais il ne me voyait pas. On aurait dit qu’il souriait aux anges. Avait-il reçu un message des cieux ? Je n’osais pas bouger, de peur de le ramener trop brusquement à notre réalité. Au bout de quelques minutes, sorti de son état d’extase, il m’a demandé si j’étais là depuis longtemps. Pour ne pas l’inquiéter, je lui ai répondu que j’arrivais à l’instant.  « Je crois que j’ai la solution pour l’année prochaine ». Puis il ne m’a plus rien dit. L’hiver suivant, je l’ai vu s’entraîner plus que jamais, par tous les temps. Le printemps venu, il n’a pas relâché le rythme, focalisé sur des entraînements rigoureux qui l’aveuglaient sur la beauté printanière.

C’était bien la première fois que je ne le voyais pas s’émerveiller de l’éclosion de la première rose du jardin. Notre couple d’hirondelles était revenu pour bâtir un nouveau nid d’amour qui accueillerait ses futurs petits. Mon père s’était coupé de cette sorte d’aptitude sensuelle à recevoir les cadeaux de la nature. Son objectif tournait à l’obsession. Il ne croyait franchement pas au destin, et encore moins à la malchance. « Dans la vie, si on se bat, on finit toujours par arriver à ce que l’on veut ». C’était son leitmotiv.

Quelques jours avant la course, il a fait l’inventaire de sa tenue : maillot, short, baskets, chaussettes… Rien ne manquait. Tout semblait correct. Le jour de la course, mon oncle est arrivé tôt en voiture pour l’accompagner. Mais le temps de s’arrêter pour prendre un café, la voiture n’a pu redémarrer. Mon père était marron. Puisque ce n’était pas de la malchance, puisque ce n’était pas le destin, mon père a sorti la poêle du tiroir pour se cuisiner une omelette aux grattons. Ça faisait des mois qu’il n’avait pas mangé gras. Il n’a plus reparlé de la course.
Laurence

Je les ai entendus parler dans la cuisine.

Dans mon demi-sommeil, l’odeur rance du lard frit mêlée à celle de la suie s’entêtait à chatouiller mes narines et des bribes de paroles prononcées par deux voix, celle d’un homme et celle d’une femme, m’arrivaient. Le jour posé sur la vitre d’une fenêtre sans volets, acheva de me réveiller. Les yeux maintenant bien ouverts, je me remémorais mon équipée de la veille et comment j’avais atterri dans cette chambre.
Au petit matin, j’avais pris le chemin pour une belle randonnée. Le ciel bien dégagé, la brise à peine perceptible, c’était l’espoir d’une journée de printemps quasiment idyllique. On m’avait parlé d’un sentier de GR ponctué, entre autres, d’une combe encaissée, d’un raidillon abrupt, malaisé avec ses plaques de schistes instables, d’une forêt dense d’épicéas, d’une longue crête couleur d’albâtre et d’une vue à couper le souffle. Il fallait prévoir bien des kilomètres, mais la longueur du trajet ne m’effrayait pas. J’étais donc partie à l’aventure.cations des autochtones étaient correctes. Combe, raidillon, forêt de résineux, crête et vue, rien ne manquait. Ils avaient toutefois oublié un détail : l’harmonie et la beauté des lieux ; l’enchantement de la combe avec ses flancs tapissés d’une végétation colorée ; l’or des genêts-balais, le rose des couvre-sols, la minéralité somptueuse du pierrier, la majesté des futaies et l’extase de la découverte au sommet de la crête.
Ma contemplation avait duré longtemps. Mes yeux s’étaient noyés dans les éboulis, les arbres, les champs, les balafres des routes, le miroitement des cours d’eau, tout cela cascadait tout en bas, au-dessous du sommet. Mon regard avait aussi découvert un au-delà de cimes et de vallées. Je n’avais pu m’empêcher de méditer sur la sensation ambigüe : faiblesse et puissance, qui m’étreint en de tels lieux.

La barre rouge du soleil couchant m’avait ramenée à la réalité. Il était temps de reprendre la route du retour. J’avais décidé d’emprunter un autre itinéraire plus direct. Perdue dans mes pensées et appliquée à me hâter, je n’avais pas prêté attention aux nuages qui s’amassaient.
La gifle d’une bourrasque, le craquement de branches, l’envol de feuilles, m’avaient fait réaliser que l’orage était proche. Il était là : de larges gouttes s’étaient écrasées sur le sol, un déluge d’eau et de grêle avait suivi.
Aveuglée, j’avais pris le parti de continuer prudemment ma marche dans le caniveau creusé le long de la route, à l’opposé du vide. Une masse sombre où brillaient deux yeux s’était arrêtée. C’était une bétaillère, la « providence », dans laquelle je m’étais engouffrée. Mon sauveteur m’avait laissée devant le Café-Epicerie d’un petit village, en me signalant que la tenancière du lieu pouvait me donner le gîte.

L’accueil de celle-ci avait été des plus chaleureux. Elle s’était empressée de m’installer face à une salamandre où rougeoyaient quelques braises qu’elle avait « tisonnées », avant d’ajouter une bûche. La chaleur m’avait gagnée et engourdie, pendant qu’elle s’activait :
« Voilà des serviettes, je vais vous montrer la chambre, je vous porterai un bol de soupe. C’est un minestrone à ma façon. »
Sur un plateau, elle avait non seulement posé l’écuelle fumante, mais encore des tranches de pain au levain et un gros morceau de fromage. La soupe avalée, je n’avais eu qu’une hâte : m’enfouir sous les couvertures et l’édredon. En moins de deux, j’avais sombré dans un profond sommeil. La clarté d’un jour naissant, des voix, des odeurs m’avaient réveillée.

La veille, recrue de fatigue, je n’avais prêté aucune attention à la chambre. Je la découvrais avec son grand lit où j’avais dormi d’une seule traite, son papier peint d’un vert passé, sa table à écrire patinée par les ans et les efforts d’une ménagère qui s’auréolait de taches plus claires cernées de sombre. Au-dessus de ce meuble, plaqué contre le mur, j’avais reconnu une reproduction de Monet « les nymphéas », avec ses larges corolles de nénuphars alanguis sur un étang calme et sa chevelure végétale…
La senteur familière du café et le soupir de la cafetière qui finit d’extraire le breuvage d’un marron banal mais tellement suave, m’avaient rappelé que j’avais faim et que je devais partir.

Dans la salle aux multiples fonctions : café, épicerie, cuisine, j’avais retrouvé mon hôtesse, Alphonsine, devisant avec un client. Il n’était question que de l’orage et de ses dégâts : des récoltes perdues, des tuiles emportées, des gouttières percées par des grelons gros comme des noix, des talus ravinés.
L’homme soudain m’avait adressé la parole et m’avait invitée à participer à la conversation. Avec le ton sentencieux qu’adoptent parfois les paysans d’un certain âge, il avait remarqué que les citadins, comme moi, étaient préservés des fureurs de la nature, qu’il fallait être attaché à la Terre pour savoir ce qu’étaient le travail et la sueur. Il avait ajouté que les paysans donnent beaucoup mais qu’ils reçoivent peu d’une terre souvent ingrate. Et pourtant qu’ils ne regrettent rien et que pour rien au monde ils n’iraient vivre à la ville. Leur destinée était la terre.
Et de conclure : « La dernière fois que je me suis rendu à Marseille, j’étais encore bien jeune, j’ai cru devenir fou ».
Josette