A la volée

Une série de mots, à la volée et une phrase de départ.

La proposition : écrire un texte commençant par cette phrase et incluant tous les mots.

L'éveil

L’appartement sentait le graillon ; je les entendais parler dans la cuisine. Le ton était enthousiaste et joyeux mais la vilaine porte rose était fermée et j’étais bien trop loin dans le couloir. Aucun espoir de saisir la teneur de ce qui les réjouissait.

Ça ne me déplaisait pas finalement. Je n’ai pas fait un pas de plus. Je me laissais porter par les inflexions de ces voix chaudes si différentes l’une de l’autre.

Non, je ne regrettais rien. Je n’avais nul besoin de participer à cette conversation. Ces voix féminines inintelligibles résonnaient en moi et me donnaient à méditer.

Tiens, la méditation. C’était notre jolie prof de français qui nous avait parlé de ces pratiques et de leurs bienfaits étranges. Bien sûr on avait voulu essayer avec les copains mais je n’avais jamais pu démarrer de manière correcte dans ces exercices. Je n’avais connu que des déceptions sans pouvoir définir où se trouvait le point d’accès à cet état de conscience mystérieux. On avait fini par se lasser.

Et voilà que la simple musique de ces paroles de femmes qui ne m’étaient pas destinées me transportait sur des chemins inconnus. Je me sentais zen et prêt à connaitre l’au-delà de la réalité. Mon cerveau recevait toutes ces vibrations, mes pensées s’échappaient. Je voyais ces deux jeunes femmes sensuelles discuter joyeusement. J’entendais leurs éclats de rire dans le chemin. Je les voyais s’amuser, courir et tournoyer, les robes danser, se soulever. Quelques perles de transpiration, des coins de peau dévoilés et je percevais des effluves troublants.

Le printemps était chaud.

Je voyais leurs vêtements s’envoler au bord de l’étang comme des hirondelles. Je voyais deux beaux nénuphars épanouis. Je voyais les corps nus s’avancer dans l’eau, les paumes ouvertes, les éclaboussures au soleil jusqu’au feuilles des arbres, les rires sur leur bouches pleines.

Je sentais l’appel de l’amour, des effleurements. Je sentais l’extase s’approcher, tout en longueur. Des soupirs.

Et puis le méchant voile, marron et noir jeté sur de si belles choses. La porte de la cuisine s’est ouverte et la voix de mes tantes :

« Nicolas ? Tu es rentré ? Viens vite goûter et puis tu feras tes devoirs à coté de nous. »

Les nénuphars se sont refermés sur les senteurs musquées. La froide odeur de graillon était revenue… dommage.

Mais

La méditation

J’y reviendrai

Les nénuphars

Sans les devoirs

Sans le graillon.

Yves, avril 2016

Marron

L’appartement sentait le graillon ; je les ai entendus parler dans la cuisine. Je les croyais déjà partis. Mais, la vieille voiture de l'oncle n'ayant pu démarrer, ils avaient dû rebrousser chemin, à leur grand regret. Je les entendais soupirer, déçus de ne pouvoir participer à la course annuelle de l'association. Surtout Jean, mon père, qui avait manqué la victoire l'été dernier d'une demi-longueur de jambe pour finir deuxième à la course. Il désirait plus que jamais participer à la suivante, dans l'espoir de la gagner. Pour cela, il était prêt à tout, à s'entraîner la nuit s'il le faut. Mon père ne croyait pas en la destinée. Pour lui, c'était une croyance de fainéants : « J'ai perdu de quelques dixièmes de secondes. Ça s’étudie. Je ne crois pas en la malchance ». Aussi s'était-il mis en tête de se définir un mode d'entraînement adéquat pour optimiser ses capacités physiques. « Je veux gagner, j'y arriverai », répétait-il fréquemment.

Pendant plusieurs jours, je l'ai vu s'asseoir en tailleur au bord de l'étang de nénuphars, derrière l'immeuble. C'était l'été. La chaleur suffocante ne semblait pas le déranger. Je l'observais discrètement, ne voulant pas rompre son travail de méditation. Puis il avait la tête, a ouvert grand les yeux et s'est mis à sourire à je-ne-sais-quoi d'invisible devant lui. Intriguée, je me suis avancée. Mais il ne me voyait pas. On aurait dit qu'il souriait aux anges. Avait-il reçu un message des cieux ? Je n'osais pas bouger, de peur de le ramener trop brusquement à notre réalité. Au bout de quelques minutes, sorti de son état d'extase, il m'a demandé si j'étais là depuis longtemps. Pour ne pas l’inquiéter, je lui ai répondu que j'arrivais à l'instant.  « Je crois que j'ai la solution pour l'année prochaine ». Puis il ne m'a plus rien dit. L'hiver suivant, je l'ai vu s'entraîner plus que jamais, par tous les temps. Le printemps venu, il n'a pas relâché le rythme, focalisé sur des entraînements rigoureux qui l’aveuglaient sur la beauté printanière.

C'était bien la première fois que je ne le voyais pas s'émerveiller de l'éclosion de la première rose du jardin. Notre couple d'hirondelles était revenu pour bâtir un nouveau nid d'amour qui accueillerait ses futurs petits. Mon père s'était coupé de cette sorte d’aptitude sensuelle à recevoir les cadeaux de la nature. Son objectif tournait à l'obsession. Il ne croyait franchement pas au destin, et encore moins à la malchance. « Dans la vie, si on se bat, on finit toujours par arriver à ce que l'on veut ». C'était son leitmotiv.

Quelques jours avant la course, il a fait l'inventaire de sa tenue : maillot, short, baskets, chaussettes… Rien ne manquait. Tout semblait correct. Le jour de la course, mon oncle est arrivé tôt en voiture pour l’accompagner. Mais le temps de s'arrêter pour prendre un café, la voiture n'a pu redémarrer. Mon père était marron. Puisque ce n'était pas de la malchance, puisque ce n'était pas le destin, mon père a sorti la poêle du tiroir pour se cuisiner une omelette aux grattons. Ça faisait des mois qu'il n'avait pas mangé gras. Il n'a plus reparlé de la course.
Laurence

Je les ai entendus parler dans la cuisine.

Dans mon demi-sommeil, l'odeur rance du lard frit mêlée à celle de la suie s'entêtait à chatouiller mes narines et des bribes de paroles prononcées par deux voix, celle d'un homme et celle d'une femme, m'arrivaient. Le jour posé sur la vitre d'une fenêtre sans volets, acheva de me réveiller. Les yeux maintenant bien ouverts, je me remémorais mon équipée de la veille et comment j'avais atterri dans cette chambre.
Au petit matin, j'avais pris le chemin pour une belle randonnée. Le ciel bien dégagé, la brise à peine perceptible, c'était l'espoir d'une journée de printemps quasiment idyllique. On m'avait parlé d'un sentier de GR ponctué, entre autres, d'une combe encaissée, d'un raidillon abrupt, malaisé avec ses plaques de schistes instables, d'une forêt dense d'épicéas, d'une longue crête couleur d'albâtre et d'une vue à couper le souffle. Il fallait prévoir bien des kilomètres, mais la longueur du trajet ne m'effrayait pas. J'étais donc partie à l'aventure.cations des autochtones étaient correctes. Combe, raidillon, forêt de résineux, crête et vue, rien ne manquait. Ils avaient toutefois oublié un détail : l'harmonie et la beauté des lieux ; l'enchantement de la combe avec ses flancs tapissés d'une végétation colorée ; l'or des genêts-balais, le rose des couvre-sols, la minéralité somptueuse du pierrier, la majesté des futaies et l'extase de la découverte au sommet de la crête.
Ma contemplation avait duré longtemps. Mes yeux s'étaient noyés dans les éboulis, les arbres, les champs, les balafres des routes, le miroitement des cours d'eau, tout cela cascadait tout en bas, au-dessous du sommet. Mon regard avait aussi découvert un au-delà de cimes et de vallées. Je n'avais pu m'empêcher de méditer sur la sensation ambigüe : faiblesse et puissance, qui m'étreint en de tels lieux.

La barre rouge du soleil couchant m'avait ramenée à la réalité. Il était temps de reprendre la route du retour. J'avais décidé d'emprunter un autre itinéraire plus direct. Perdue dans mes pensées et appliquée à me hâter, je n'avais pas prêté attention aux nuages qui s'amassaient.
La gifle d'une bourrasque, le craquement de branches, l'envol de feuilles, m'avaient fait réaliser que l'orage était proche. Il était là : de larges gouttes s'étaient écrasées sur le sol, un déluge d'eau et de grêle avait suivi.
Aveuglée, j'avais pris le parti de continuer prudemment ma marche dans le caniveau creusé le long de la route, à l'opposé du vide. Une masse sombre où brillaient deux yeux s'était arrêtée. C'était une bétaillère, la « providence », dans laquelle je m'étais engouffrée. Mon sauveteur m'avait laissée devant le Café-Epicerie d'un petit village, en me signalant que la tenancière du lieu pouvait me donner le gîte.

L'accueil de celle-ci avait été des plus chaleureux. Elle s'était empressée de m'installer face à une salamandre où rougeoyaient quelques braises qu'elle avait « tisonnées », avant d'ajouter une bûche. La chaleur m'avait gagnée et engourdie, pendant qu'elle s'activait :
« Voilà des serviettes, je vais vous montrer la chambre, je vous porterai un bol de soupe. C'est un minestrone à ma façon. »
Sur un plateau, elle avait non seulement posé l'écuelle fumante, mais encore des tranches de pain au levain et un gros morceau de fromage. La soupe avalée, je n'avais eu qu'une hâte : m'enfouir sous les couvertures et l'édredon. En moins de deux, j'avais sombré dans un profond sommeil. La clarté d'un jour naissant, des voix, des odeurs m'avaient réveillée.

La veille, recrue de fatigue, je n'avais prêté aucune attention à la chambre. Je la découvrais avec son grand lit où j'avais dormi d'une seule traite, son papier peint d'un vert passé, sa table à écrire patinée par les ans et les efforts d'une ménagère qui s'auréolait de taches plus claires cernées de sombre. Au-dessus de ce meuble, plaqué contre le mur, j'avais reconnu une reproduction de Monet « les nymphéas », avec ses larges corolles de nénuphars alanguis sur un étang calme et sa chevelure végétale…
La senteur familière du café et le soupir de la cafetière qui finit d'extraire le breuvage d'un marron banal mais tellement suave, m'avaient rappelé que j'avais faim et que je devais partir.

Dans la salle aux multiples fonctions : café, épicerie, cuisine, j'avais retrouvé mon hôtesse, Alphonsine, devisant avec un client. Il n'était question que de l'orage et de ses dégâts : des récoltes perdues, des tuiles emportées, des gouttières percées par des grelons gros comme des noix, des talus ravinés.
L'homme soudain m'avait adressé la parole et m'avait invitée à participer à la conversation. Avec le ton sentencieux qu'adoptent parfois les paysans d'un certain âge, il avait remarqué que les citadins, comme moi, étaient préservés des fureurs de la nature, qu'il fallait être attaché à la Terre pour savoir ce qu'étaient le travail et la sueur. Il avait ajouté que les paysans donnent beaucoup mais qu'ils reçoivent peu d'une terre souvent ingrate. Et pourtant qu'ils ne regrettent rien et que pour rien au monde ils n'iraient vivre à la ville. Leur destinée était la terre.
Et de conclure : « La dernière fois que je me suis rendu à Marseille, j'étais encore bien jeune, j'ai cru devenir fou ».
Josette


Avril 2016, Inclusion

 

La proposition d'écrire un récit à partir de quelques phrases à inclure:

 

Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône

 

 

Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, que je titube de vertige. On a annoncé une pluie d'astéroïdes. Au-dessus de moi la voûte céleste brille d'un éclat dur. Je la regarde avec l'espoir de voir passer une étoile filante. Mes yeux fouillent l'obscurité profonde, je m'y enfonce lentement. Pour rien au monde je ne voudrais rater la traînée lumineuse qui zèbrera le ciel. J'agis ainsi depuis des années, au mois d'Août.

Que de voeux sont ainsi partis vers ces lointains abîmes qui nous dominent et pour lesquels j'éprouvais de l'amitié. Là, en solitaire, j'avais l'habitude de jouer les confidents, sans attendre de retour, car je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient ceux qui le regrettaient tout aussi vite.

Cette nuit- là mon attente était plus aiguë que d'habitude, car j'étais loin d'avoir l'esprit à rire : ce qui m'arrivait était vraiment pénible. A trop scruter le ciel mes yeux se brouillent. Avec ma tête rejetée en arrière, ma nuque souffre. La douleur physique me ramène à la réalité, vers cette souffrance morale plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l'invente.

Comment expliquer l'inexplicable ?
Comment montrer ce qui, pour tous, hormis pour moi, est invisible ?
Comment leur dire « Je suis à ma recherche ».

Des compatissants j'en ai bien connu, mais tout autant des regards étonnés. Certes il m'arrivait d'accepter de l'aide, d'écouter pour faire plaisir, mais l'autre sentait bien que ce n'était déjà plus mon affaire, que toute parole était inutile. Ma quête est sans fin comme le ciel que je regarde. Je veux croire au miracle ; je veux aussi l'oubli que je pourrais, peut-être, trouver dans le Bordeaux médiocre mais abondant qui vieillit dans le fût.
Josette

Evitement

J’en ai assez de me réduire à une vulgaire paire d’oreilles. J’attire les gens à problèmes, sans en douter. C’est écrit sur mon visage : « Venez à moi éternels insatisfaits. Venez-vous plaindre, geindre, gémir ! Je suis là pour vous entendre, je suis là pour votre jouissance toute entière. Martelez-moi de votre parole sourde, anéantissez-moi, réduisez-moi à la seule partie de l'autre qui vous intéresse : l'oreille ».

J’en ai marre de cette servitude insensée. Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que je titube de vertige. Joli ciel crépitant d’étoiles, ouvre-moi tes bras, accueille-moi de ton silence ! Je me donne à toi tout entière : une oreille. Car j’ai beau savoir que tu ne me voleras rien, plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l'invente. Je cherche une voix dans ton silence. Je n'entends rien. C'est la déroute. Je cherche ce que je fuis, paradoxe incontournable qui fait de moi ce que je suis. L’oreille est ma raison d'être. C'est elle qui donne sens à mon existence. Otez-la moi ! Je voudrais tant devenir sourde de ce que je suis ! Que serais-je sans elle ? Je veux, je ne veux pas, je suis tout cela à la fois.

J'étais loin d'avoir l'esprit à rire, parce que ce qui m’arrivait étaient vraiment pénible. Je m'étais lancé un défi : écraser l'autre sous le poids de la parole, lui donner à peine le temps de respirer et le couper, sans scrupules.

Hausser le ton s’il le faut, tout en gardant le sourire. Ou plutôt grimacer, feindre un début de larmes, toucher l’autre dans sa culpabilité, s’il insiste.

C’était ma revanche de toutes ces heures d’écoute où l’on me laissait choir ensuite sans la moindre pitié. La poubelle de l’autre, voilà comment je m’étais construite. L’autre, une partie de moi dont je n’arrivais pas à me défaire au risque de mourir. Ouvrir les portes toutes grandes, sans discernement, et laisser l’hémorragie interne œuvrer.

Autre paradoxe : toute fière, j'ai grandi avec l'habitude de jouer les confidents mais je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient aussi ceux qui le regrettaient tout aussi vite. J'écoutais à tout-va, pour le meilleur comme pour le pire, le pire étant le plus excitant, bien entendu. Ainsi, j'opérais le plus parfait des alliages entre la douleur de l'autre que je faisais mienne et l’intérêt quasi passionnel que je portais à ses paroles. Le vidage s'opérait dans un second temps, prise dans la répétition d'une histoire sans fin, en attente d'une prochaine écoute, similaire. Petit à petit, je disparaissais.

L’urgence s’imposant, je décidais de vivre l'expérience inverse : envahir l'espace de l'autre. C'était un samedi soir. J'étais invitée à l’anniversaire d’un ami. Tout en me préparant, je me rappelais en boucle mes nouvelles résolutions : « parler plus haut, plus vite, plus fort que mon interlocuteur. Lui couper la parole. Pleurnicher s'il insiste ». La soirée avait bien commencé. L'ambiance semblait bonne. Le Bordeaux était médiocre, mais abondant. Au bout du troisième verre, la tête commençait à me tourner. Mais qu'importe, l’excès du vin me mettait en verve. Au moment du café, une femme bien plus qu’enrobée est venue s'asseoir auprès de moi. Son physique n'était pas sans rappeler une figure maternelle. Je la trouvais attendrissante et agaçante à la fois. J'avais l'habitude de combiner des impressions contradictoires. Aussi, je ne m'en étonnais pas. Puis elle s'est mise à me parler de ses petits-enfants. Puis de la distance géographique qui la séparait d’eux. Puis qu’ils ne l’appelaient pas souvent au téléphone. Puis qu'ils n'étaient qu'une bande d'ingrats, que personne ne se souciait de sa solitude. Je l'écoutais pour lui faire plaisir, mais elle sentait bien que ce n'était déjà plus mon affaire. Je ne lui coupais pas la parole pour autant. Tandis que la dimension dramatique de son discours allait croissant, sans doute pour regagner mon attention, une petite voix intérieure me disait : « Ferme la porte et écoute-là. C'est tout à fait conciliable. Il suffit de t'entraîner un peu et tu découvriras des choses nouvelles ». Je n'ai pas écouté cette petite voix intérieure. Qui sait si ce n'était pas un piège pour me renvoyer à ma propre aliénation ?

La piste de danse s’emplissait de monde. J'ai prétexté mon envie compulsive de danser pour mettre un terme au monologue. L'évitement, telle était ma dernière trouvaille, peut-être pas la meilleure, mais la plus efficace, dans l'urgence.
Laurence

Vertige aux étoiles

On se connaissait bien et depuis longtemps. Une belle amitié d’adolescents qui avait atteint la maturité sans la moindre équivoque. Ce soir-là, elle avait eu besoin de parler, de faire le point. Je sentais que c’était important, que ça la touchait vraiment. Ses démons, elle n’y arrivait plus toute seule. Elle avait besoin de quelqu’un de confiance pour l’aider à les exorciser.
S’il y avait quelque chose en elle qui m’avait toujours fasciné, c’était sa clairvoyance, sa solidité, une assurance à toute épreuve et, bien sûr, il ne m’avait pas été désagréable qu’elle me demande mon aide. Elle avait besoin de parler ? Bien sûr, sinon à quoi aurait servi l’amitié ?
Les flammes dansaient à travers nos verres. On était bien.

Le Bordeaux était médiocre mais abondant, on ne manquerait pas de munitions. Si la qualité n’était pas au rendez-vous, ça ferait quand même l’affaire, elle avait juste besoin de décoller. Et puis l’ambiance était chaleureuse et j’étais heureux d’être là avec elle, ça compensait largement. Le passage de la trentaine avait été un épanouissement, elle était très belle.
Vers la fin de la première bouteille, décollage réussi. Elle planait. Elle me regardait mais je voyais qu’elle était plongée dans un autre monde. Je souriais en la voyant s’enfoncer doucement dans le fauteuil et la robe remonter un peu.
Le vin aidant, elle me parlait de « lui », « lui » qui ne se rendait compte de rien, « lui » qui n’imaginait pas ce qu’il provoquait en elle. Elle parlait de trouble. C’était de plus en plus intime et pour tout dire un peu chaud avec juste une petite lueur au fond des yeux. La magie du vin, même médiocre.

J’avais l’habitude de jouer les confidents, je savais que ceux que se confiaient le plus vite pouvaient le regretter. Mais elle avait pris son temps et notre complicité fraternelle était rassurante. Je n’imaginais pas une seconde qu’elle puisse regretter quoi que ce soit. Moi, je me sentais bien dans le rôle. Flatté par la marque de confiance et même touché d’être admis sans pudeur dans sa vie très secrète. J’étais très sûr de moi dans ma « mission ». Je n’allais pas tarder à l’être beaucoup moins.
Je l’écoutais avec juste ce qu’il faut de distance pour ne pas m’impliquer personnellement et l’attention nécessaire pour favoriser la suite. Jusque-là tout allait bien.

Et puis c’est arrivé. Une petite chose insignifiante mais je commençais à avoir du mal à la suivre. Je ne savais pas pourquoi.
Une gêne s’installait en moi, grandissait et un nœud se serrait au fond de ma gorge. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je ne comprenais rien. Elle, elle continuait comme si de rien n’était. Elle souriait. Elle s’enfonçait encore un peu dans le fauteuil.
Je tentais l’humour pour sortir de là mais j’étais loin d’avoir l’esprit à rire parce que ce qui m’arrivait était vraiment pénible. 
Et puis une petite lumière...

Mais que c’est con un mec… son « lui » n’était pas n’importe qui, son « lui », c’était moi.
Ils étaient là ses démons et je n’étais plus capable du moindre détachement. Curieusement je m’en voulais.
À présent je l’écoutais pour lui faire plaisir et me donner le temps de retrouver mon assurance, mais elle sentait bien que je n’étais plus à son affaire. Ou bien trop. Arthur avait trois ans, Clothilde était enceinte, ma vie était bien pleine, bien arrangée et je n’avais pas besoin de son joli complot.

Elle s’est redressée dans le fauteuil en tirant sur sa robe. Un pauvre sourire sur les lèvres. Nous n’avons pas ouvert la deuxième bouteille.
J’ai tout fait pour éviter de la revoir mais le malaise n’avait pas disparu, incrusté là, tout au fond. Il y était resté.

Ce soir je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, je titube de vertige. Je cherche une issue que je ne trouve pas. Ce soir je ne sais vraiment plus où j’en suis et là, ce n’est pas le Bordeaux.
Elle a éveillé quelque chose en moi, une chose dont je ne veux pas. Mais c’est là.
Cette histoire est plus complexe que mes mots, elle va bien au-delà de la colère de m’être fait piéger, de ne rien avoir vu venir, de ne pas m’être protégé.
A force de me la repasser en boucle, je sens que l’histoire outrepasse mes souvenirs. Avec le temps je ne suis même plus certain de son rapport exact avec la réalité.
Cette histoire que j’ai voulu oublier, je la cherche maintenant. Alors pour ne pas la quitter, parfois j’ai l’impression que je l’invente.
Un rêve ou une réalité ?
Mais que c’est con un mec…
Yves


Dans mon pays...

 

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému. Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée. Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays. On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
René Char

Dans mon pays, le sable est doré toute l’année.
L’eau est si douce qu’on peut s’y baigner à volonté.
Les pierres ont la couleur de l’herbe fraîche et la douceur de l’éponge.
L’hameçon ne blesse pas le poisson. Il l’élève dans les airs.
On ne mange pas dans mon pays, on respire.
Les bâtons ramassés ça et là donnent le tempo de la danse.
Des banderoles colorées viennent s’y greffer. Le drapeau universel est né.
Traces de pas emmêlés, battements de cils, regards dilués.
L’air est frais et prospère. Pas besoin de partager.
Les mots virevoltent mais ne frappent jamais.
Symphonie des sons, notes de musiques ajoutées. Harmonie est le mot-clé.
Seul le juge est affolé. Il ne travaille jamais.
Les dictionnaires sont amputés, désagrégés, rendus à l’inutile
Les barrières sont levées.
Les mots se sont envolés, à jamais.
Plus besoin de parler.
Laurence, mars 2016

 

 

Dans mon pays, mais quel pays ?
Celui, là bas, d'où ma famille vient ?
Celui, là bas, où je suis née ?
Celui, ici,  où je suis établie?

 En moi, trois continents ne font qu'un
Orient, Afrique, Europe.
Fondus. Même identité
En moi, les cultures se répondent
Se conjuguent et me façonnent
En moi, trois langues pour dire bonheur et quotidien
Malhaba, anisoroma, bonjour
Mye, dji, eau.
En moi, non pas éclatement mais régénération.
Une histoire personnelle
Mes ancêtres y sont phéniciens, bambaras, gaulois.

En moi, Byblos, Mopti,  Provence,
Litani, Niger, Rhône,
Cèdres, manguiers, chênes,
Paysages variés qui se font écho.
En moi,  multiples références mais unité de vie.
Fabienne, mars 2016

 

 

Nue

Dans mon pays
Vieille veste
Aux épaules
Ici ou ailleurs
Dans mon pays
Une tête penchée
Un sourire esquissé
Les mains posées
Tranquilles
Et ses yeux dans les tiens
Attendent
Dans mon pays
Sans guide, sans catalogue
Sans histoire de l’art
La peinture
Te prend
Par la main
Te parle
Dans mon pays
Le sourire du père n’est pas rien
Pas de mise
Le sourire te regarde
Faire
Tu ne sais pas pourquoi
Tu es fier
Son sourire et tes portes fermées
S’ouvrent
Il n’y avait pas de clef
Dans mon pays
La mort
Etrange et familière
Une amie en chemin
Et si rien
C’était bien ?
Tu peux sourire
Dans mon pays
L’eau
Eclabousse
Saute
Ruisselle
Vagues
Immergée
Gouttes
Sur ta peau
Quand tu sors
De l’eau
Nue
Yves