Atelier nomade pour un état des lieux, novembre 2016

Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Georges Perec
Espèces d'espaces

 

Deux jours dans le Luberon: l'occasion d'un atelier pour écrire sur nos propres traces...

 

 

 

 

La trace d'un trajet familier

Avignon- Nyons : 60 kilomètres La tête de la greffière

L’hiver, petit matin, garage
Alexis ouvre la porte de la voiture, jette son sac à dos et se vautre sur le siège avant.
Je m’installe au volant. On a à peine bu un café. Une douche en vitesse. Pas sûre même d’être coiffée.
«  De toute façon, toi, tu te coiffes jamais. Y’a même pas de brosse dans cette baraque. »

Sur la route de Violès, une demi heure plus tard.
Apparaissent les Dentelles de Montmirail. Belle lumière. Le jour s’est levé. Mon fils somnole sous sa capuche, j’écoute la Matinale de France inter.
La semaine commence.
Voix intérieure
«  Il a souri à nouveau ce week-end. Au fait depuis combien de temps ne souriait- il plus ? Il est vrai que je ne suis pas toujours souriante et que ma propre mère s’en désole quand elle se lance dans le tri des photos. »

7 heures 30
La belle voix de Bashung entre deux nouvelles du monde tel qu’il va. Chanson extraite de son album le plus récent. Je ne sais pas encore que ce sera le dernier.
Traversée du paysage intérieur, le profil de mon fils avec un léger mouvement d’avant en arrière.
Il dort. La route est belle.
Sortie de Vaison la Romaine. Ça monte et ça descend.
On a fait tant de trajets en voiture, tous les deux .
Co- pilote efficace, même à six ans. Ne se trompait jamais sur les itinéraires. Comme quoi, les chiens font parfois des chats, mon sens de l’orientation est plus que vacillant.

Plus tard encore.
C’est l’arrivée sur Nyons. Après avoir traversé une place, la petite montée pour aller au lycée. Alex est réveillé et, depuis cinq minutes, ne cesse de me parler.
Nous sommes un peu en avance. Je me gare pas trop près du lycée.
Encore quelques minutes ensemble.
Il me manque déjà, est tout entier dans ses projets copains, les matchs à venir, le contrôle de maths.
Il est volubile, vif.
« Allez je file, mam. A vendredi »
Il s’élance hors de la voiture. Petit signe sans se retourner.

Des années plus tard, je pleurerai comme une fontaine à chaque vision du film de Xavier Dolan «  Mummy ». Il y a une scène où la mère qui parle à son fils adolescent, en voiture, lui dit à peu près ceci :

«  Quand tu étais tout petit, j’avais le sentiment que tu m’aimais encore peut-être plus que je ne t’aimais. Et puis, en grandissant, les choses s’inversent. C’est moi qui t’aime de plus en plus et c’est toi qui t’éloignes. »

Je vais boire un café. Double, crème, sans sucre.
L’enfance s’éloigne.
Je reprends la route.
Djamila

 

 

 

 

Autrefois

Enfance

On a attendu, on a fait traîner, on a cherché des stratagèmes mais au bout du compte, il a bien fallu céder devant les grognements de notre père. La nuit était encore douce et la maison fraîche. Pourquoi rentrer ? Pourquoi quitter le paradis pour la fadeur de la ville ? La voiture est là, bête docile avec son dos rond et l’odeur de ses sièges qui ne sent plus vraiment le neuf. Le coffre est déjà plein, il ne reste plus que les personnages qui entrent en traînant dans l’habitacle.

Ma tête dodeline. Je repense aux moments passés, les amis, les copines, les parties de foot, les balades, les jeux, les rires. Dans la voiture, mes parents parlent mais déjà je ne les entends plus. Que font mon frère et ma sœur, j’ai oublié. Je me souviens du paysage qui défile inexorablement : les champs, les vaches, les bosquets au loin et les souvenirs de vacances qui se bousculent, le rire de Sylvie. Pas de larmes vraiment mais la sensation d’une plénitude infinie qui nourrira les jours sombres et gris de l’automne en ville.

Quand la campagne finit-elle par capituler ? A quel moment le monde de l’enfance est-il dévoré par la mécanique broyeuse du monde des grands ?
Quand le passage à niveau se baisse et que les autos s’entassent comme des insectes serviles, ce n’est plus déjà la campagne et pas encore la ville mais il faut payer un droit de passage, une rançon.

C’est à cet instant que la boîte à souvenirs se ferme et qu’une autre s’ouvre. Celle-ci sent le ferment brumeux du gris des murs. Elle sent l’odeur de l’essence et des rues humides et grasses. Après, le rythme s’accélère, les immeubles jettent un regard sévère sur la 403 qui se hâte. Puis une longue ligne droite et le parking. Je tente de m’accrocher à des lambeaux de rêve. Rester encore un peu. Garder au chaud mes souvenirs. Il faut pourtant sortir, porter quelques sacs.
Les réverbères, ces géants anonymes, ne clignent pas des yeux. Ils sont immobiles et rassurants.

Ils t’ouvrent la ville et tu cherches en vain à leur en vouloir. Ils sont restés fidèles pendant que tu caracolais dans ton havre de verdure. Ils t’ont attendu, muets, pour t’accueillir, pour que tu ne te perdes pas. Il fait nuit mais il fait clair. Tu sais déjà que tes souvenirs d’enfance s’effaceront et que même ces cerbères dociles finiront par mourir. Alors tu avances. Tu sais sans savoir. La suite, tu la connais par cœur ; la lourde porte de l’allée, l’odeur de granit, la dureté de la pierre, les coquillages incrustés dans les marches, le monde minéral domestiqué que tu foules de ton pas d’enfant. Et cette montée vers le refuge, cette ascension inexorable. Tu ne peux pas y échapper sinon en comptant : un, deux, trois, quatre…Il n’y a pas d’issues, on ne peut pas redescendre et cette montée vertigineuse te donne le tournis. Tu vois tes aïeux un à un disparaître et bientôt c’est le palier, la porte massive et vernissée, une porte ancienne, travaillée, artisanale.
Roland

 

 

Quelques coups d'oeil dans le rétroviseur...


J'ai en moi deux images d'un passé lointain reconstruit, qui ne s'annulent pas mais se superposent. 

Je me souviens. J'ai 7 ans. Rencognee au coin d'une maison grise, pour moi Gap sera toujours grise, je pleure. Je ne pleure pas, je sanglote. Maman va partir, Maman s'en va. Elle nous laisse. Elle me laisse. Il fait froid,  je grelotte dans cet angle venteux. Bientôt,  ce sera Noël. Sans eux, qui vivent au chaud, en Afrique. Cette petite fille, dans le lointain de ma mémoire, agitée de larmes et de froid, c'est moi. Ça y est, elle monte en voiture. Elle pleure. Un dernier geste de la main à travers la vitre. Elle n'est plus là,  ni ses rires, ni ses baisers, ni ses chansons. A nouveau, je suis abandonnée. 

Je me souviens. J'ai 10 ans. C'est Noël. Le premier avec nos parents. Parce que nous sommes plus grandes et moins fragiles, ils nous ont ramenées en Afrique. Au matin, la salle à manger est fermée. La porte s'ouvre. Une pièce illuminée. Tout au fond, un immense filao travesti en sapin de Noël,  et dans tout l'espace, des paquets, des paquets, des paquets. Tout ce dont des enfants peuvent rêver, même la boîte à couture si désirée depuis longtemps. Au fond de ma mémoire,  deux fillettes émerveillées,  aux rires enchantés,  et les visages heureux de nos parents.

Ces images si antinomiques, je les conserve soigneusement. Elles se répondent comme dans un miroir inversé.  Avec elles, sur elles j'ai construit ma vie : il y a un temps pour tout, un temps pour le désespoir et un temps pour l'espoir,  un temps pour le malheur et un temps pour le bonheur.

Demain est un autre jour, tout ira mieux après.
Fab

 

 

L'interro 

Je me suis levé tôt pour réviser. Il y aura une interro d’maths c’est sûr ! Et peut -être un contrôle de géo !
D’après ce qu’a dit le prof’ la semaine dernière, ça va arriver. Je ne sais pas encore tous les noms des républiques soviétiques, faut qu’je révise, l’Ouzbékistan, le Truckistan, non, c’n’est pas bon ça !
Bon, tant pis, j’ai plus le temps de réviser, faut y' aller.
Hé ! un chien qui court vers moi, il a l’air agressif. Je cours avec difficulté vers le lycée, j’n’arrive pas à courir. Si ! Je passe le portail, il ne me suit plus.
Le prof’ de maths, distribue les copies, dix problèmes ! Faut gérer, je comprends rien, j’ai chaud, ah ! Si ! une question facile, c’est noté sur 20, j’aurai déjà deux points, ça suffit pas !
Faut s’relire, non j’attaque les autres. Je comprends rien.
Qu’est- ce qui se passe, les autres écrivent, pas moi. J’n’arrive pas à comprendre l’énoncé. Deux sur vingt ça n’va pas l’faire !
BRRRRRR BRRRRRRR
Le réveil !
En sueur.
Ouf ! C’était encore ce cauchemar d’école !
Ben

La boîte à boutons

Par endroits effacés, les motifs patinés de la boite à boutons. La boîte à boutons de ma mère ?Peut-être avant, celle de ma grand-mère, il y a des transmissions. Des transmissions qui ne disent pas leur nom. Il faut savoir, être dans leurs secrets.
Mes secrets sont ailleurs.

La boîte à boutons de ma mère. Le couvercle est retourné sur la grosse table devant la fenêtre. La pile de vêtements à repriser, boutons perdus à remplacer. Je sens l’odeur chaude des bûches qui s’enflamment. Cette année pas de chêne, que de l’amandier. Beaucoup ont gelé les années précédentes. La porte du poêle en fonte qui claque. Le loquet ajusté d’un petit coup de tisonnier. Mon père reprend sa pipe et son journal.

Glissements de boutons. Le doigt cherche dans la boite, fait glisser les boutons. Le bruit du doigt dans la boîte, doucement, pour ne pas déranger le désordre secret des boutons. Quand on prend la boite à boutons, avant de l’ouvrir, il y a toujours l’espoir de le trouver posé, juste sur le dessus, celui qui va aller, sans le chercher. Peut-être celui qui était tombé. Le bouton qu’une main aurait ramassé et hop dans la boite à boutons pour le jour où. Pour le jour où il faudrait le trouver. Moment magique, on le trouverait.

Les boutons juste écartés, il est peut-être dessous, juste en dessous. Glissements de boutons. Les bords des boutons sont arrondis, comme usés, c’est lisse, ça glisse dans la boîte à boutons. Les boutons glissent les uns sur les autres, petits bruits glissés un peu amplifiés par la boîte métallique. Au bruit, elle est bien pleine.

Mais la magie des boutons, c’est quand même de la magie, ça ne marche pas toujours, il faut y croire. Le doigt n’y a pas cru. Le bouton n’est pas là.

Peut-être plus au fond. Le doigt plonge dans la boîte. Faire remonter le bouton caché, le doigt en crochet.

Ouille ! Le doigt dans la bouche. La pulpe de l’index pressée contre le pouce, une perle rouge au bout du doigt. La bouche suce la goutte salée. L’aiguille oubliée, l’aiguille en embuscade au milieu des boutons.

On sait bien qu’elle est peut-être là, mais on n’y croit pas, pas cette fois. Enfin, le doigt n’y croyait pas ou bien il avait oublié. Oublié la dernière fois où il s’était piqué dans la même boîte. Le doigt était sûr de l’avoir rangée. Il devait y en avoir une autre ou bien elle est revenue…

La boite est renversée sur la table. Ça finit toujours comme ça. Une cascade de boutons, un ruissellement et puis le silence. La main à plat, du bout des doigts. Glissement de boutons. Tiens, elle est là. Une vraie petite aiguille, encore enfilée. Une aiguille à bouton. J’imagine ma grande sœur. Un bouton à la va-vite, assise sur une fesse, juste avant de sortir. Pas le temps de retourner à la boîte à couture. La main pressée a posé l’aiguille dans la boîte à boutons, juste au-dessus des boutons. Au moins elle ne la chercherait pas la prochaine fois. Quelqu’un aura déplacé la boîte, un peu secoué. L’aiguille se sera cachée. Au milieu des boutons. Elle attendait un doigt.

Du bout des doigts, ma mère cherche le bouton. Celui-là ou un autre, celui qui ira, qui ira à peu près. Parce qu’un bouton de braguette c’est pas grave, il est caché par la patte. Il suffit qu’elle soit bien fermée la braguette, que ça ne baille pas en s’asseyant.

Sur les genoux de ma mère mon pantalon attend son bouton. Pantalon gris rayé, en flanelle doublée. Le pantalon du grand-père, retaillé. Mon premier pantalon long.

Honte de mes culottes courtes. Le dernier à venir au collège habillé comme ça. Comme les minots.

J’étais fier de mon premier pantalon long. Je ne voulais plus le quitter. Enfin, je ne voulais plus retourner au collège avec mes culottes courtes. Le jour où ma mère l’a lavé. Je n’avais que celui-là avec les jambes longues. Alors le matin je l’ai décroché de la corde à linge et je l’ai enfilé, encore mouillé, raide de givre.

Il était épais le pantalon du grand père, retaillé. Je l’ai gardé mouillé toute la journée. Le soir quand je suis rentré il était sec, sauf à la ceinture et aux revers.

- « Pourquoi tu as mis ce pantalon ce matin, il n’était pas mouillé ? Tu en avais d’autres. »

- « Non Maman, il était sec. »

Alors vous comprenez pour la boîte à boutons ? C’était important qu’elle remplace le bouton de la braguette. Elle pouvait bien mettre le premier qui lui viendrait mais je ne voulais pas remettre mes culottes courtes.

- « Maman, ne t’embête pas, n’importe quel bouton… enfin, pas rose quand même.»
Yves