Mai 2016, écrire à Bages

 

Lettre à l'ange

 

Bages, le 28 mai 2016

Ange, mon ange,

Où te cachais-tu ?

Hier soir, sortie de cinéma, impossible de remettre la main sur mes clés de voiture. Retourné les poches intérieures de mon sac, trop grand. Fouillé ses fentes. Le grand cirque. Croisé les doigts, invoqué ma bonne étoile : pas plus d'ange gardien que de trousseau de clés.

Inutile de vilipender ma légendaire distraction, de revendiquer mon droit à la fantaisie, le contenu de mon sac répandu sur le trottoir, c'était juste bon à faire fuir les Sigisbée de tous poils. C'est un baragouineur de première qui est venu à mon secours. Pas le genre à vous faire croire au printemps au cœur de l'hiver, ni à vous faire grimper en montgolfière, mais le chenapan, « Mademoiselle, je suis sûr que je peux faire quelque chose pour vous », a-t-il dit, penché sur le fatras « jeté de sac », a tiré d'en dessous de mon porte-cartes, coincé entre mon porte-monnaie et mon paquet de cigarettes à moitié vide, le porte-clés, au bout duquel pendaient mes clés. « Ce que vous cherchiez » ? a-t-il interrogé, l'air à peine rigolard.

Le fatras a réintégré mon sac, définitivement trop grand, et vexée comme un psyllé, j'ai arraché des mains de l'homme, mon trousseau - il sentait la misère et des pieds- pris mon sac sous le bras, mes jambes à mon cou et retrouvé ma voiture dans le parking. Du premier coup. Ouf !

Merci mon ange !
Josianne

 

 

Bages, le 29 mai 2016

Chère inconnue,

Votre message découvert ce matin dans ma boite aux lettres me laisse rêveur. Lettre sans timbre déposée par une main discrètement parfumée.

Je ne vous connais pas mais votre histoire a fait courir mon imagination. Votre sourire en sortant du cinéma, le film vous a plu. Le sourire volé par la main qui s’énerve et qui ne trouve pas. Le rouge sur vos joues. Votre sac rageusement répandu sur le trottoir. Votre silhouette accroupie sous le réverbère. La fouille fébrile dans les plis du sac vide dérangeant quelques effluves de votre parfum. Votre inquiétude à l’approche de ses pas. Votre menton volontaire pointé vers lui pour lui montrer que vous n’avez pas peur et lui interdire de s’imaginer des choses. Votre cœur qui bat quand même beaucoup trop vite. Votre bouche pincée devant les clefs tendues, sa main qui ne tremble pas. Vos talons précipités vers le parking. Votre soupir en vous asseyant dans la voiture, il ne vous avait pas suivie. Avec la sécurité retrouvée, un soupçon de regret peut-être… de l’avoir si mal jugé ? Qui était-il vraiment ? Odeur de misère et de pieds ou un remugle de caniveau ?

Je comprends votre trouble qui vous a fait choisir ma boite aux lettres plutôt que celle de votre ange et qui vous a fait écrire machinalement au dos de l’enveloppe votre nom et adresse.

Je viendrai donc lundi à 19 heures, j’en aurai le cœur net. Votre ange serait-il une réalité ou une bouteille à la mer ?

Un ange à peine réel et solitaire qui pourrait bien être le vôtre.

Yves

 


Où il est question d'un p'tit bonhomme...

                       Je suis un âne

 

 

 

J’ai pensé que c’était dommage de ne pas en profiter mais le temps s’écoulait.
La chaise craquait, on voyait que la table avait bien vécu, un rayon de soleil sur le tapis iranien, le chat qui passait, un stylo, un cahier. Un cahier vide et ma tête. Ma tête pleine qui n’arrivait pas à associer ces mots, faire naître une idée, le début d’une histoire, une histoire qui ne serait pas venue de moi. Elle devait bien être quelque part cette histoire qui n’arrivait pas. Une histoire de temps, d’un autre temps, d’un temps perdu. Avec une belle fin, élégante.
Rien. Le vide. J’aurais mieux fait d’aller courir.
J’ai regardé sur mon épaule…

Pourtant les images se bousculaient. Un paquebot dans la nuit. Un contre-jour indiscret. Une chemise de nuit. Un atelier bruyant et sale. Un chahut d’ouvrières en blouse, visages maculés. Un chemin de douanier. Un pianiste dans le salon de première, le salon vide. Un phare dans la tempête. Une passagère égarée dans les coursives en chemise de nuit. Un piano droit. Une table qui en a vu. Un fauteuil de théâtre cassé. Un soutier noir hilare, torse luisant, une pelle à la main. Le pianiste en tenue de jazzman sifflotant dans la coursive. Des personnages arrivaient, ils s’en allaient, sans s’arrêter. D’autres restaient, commençaient leur histoire et puis plus rien. Paralysés. Muets. Plus aucune pensée. Inutiles.

J’ai regardé sur mon épaule… d’habitude il venait, là.
J’ai rassemblé mes jambes sous moi, toute mes forces, prononcé des formules magiques, cherché des exemples, convoqué les ancêtres, éteint et rallumé les lumières.
J’ai invité les pensées que j’aime, celles qui ne m’ont jamais laissé tomber. Evoqué mes fantasmes, des situations embarrassantes, mes rencontres étranges, pour qu’il vienne sur mon épaule, qu’il me raconte une histoire.
Rien, pas un bruit, pas une odeur. Les mots sont restés vides.

J’ai regardé sur mon épaule… Pourtant il ne m’avait jamais lâché… Enfin, jusqu’à ce matin.
J’ai bu un autre café, croqué une autre pomme.
J’ai ouvert toutes les portes, cherché le mouvement.
J’avais juste besoin d’un petit mouvement, un mouvement de rien du tout. Un souffle, un coup de vent, une robe, un chapeau, n’importe quoi, mais que ça vole.
Rien n’a bougé. Chapeau vissé et robe sage.
Je me suis dit que rien n’était irréversible, que j’allais me débrouiller sans lui. J’ai pris mon temps.
Du bout des doigts j’ai effleuré le cahier. Le stylo tournait entre mes doigts, lamentable. Je l’ai posé.
- « Mais où tu es petit bonhomme? »

J’ai regardé sur mon épaule… rien.
J’ai regardé mon autre épaule. Il était là, tranquille, même pas essoufflé.
- Je lui en voulais : « Tu es en retard petit bonhomme…
- « Ouais, » qu’il m’a dit, « Néanmoins il y a des choses qui se comprennent facilement. »
- Là, j’ai explosé : « Fais pas le malin ! Tu m’as laissé tomber… Pourquoi tu as fait ça ?»
Le petit bonhomme m’a souri, de toute sa gentillesse :
- « Tu crois que tu as écrit ça tout seul ? Tiens, il te manque le titre. Arrête de râler, prends ton stylo, écris. Tu y es ? Ecris ton titre : … Je suis / un âne. »

Yves