Cycle écriture de nouvelles 2020/ 2021

 

   Un drôle de combat

Il a cinquante-cinq ans, et restaure, seul, une bergerie dans la Vallée Etroite. Il choisit exclusivement des matériaux régionaux. Il dénonce le coût des transports. Il porte toujours un jean bleu foncé et un pull en jacquard couleur bordeaux. A vingt ans, il réside au hameau du Roubion, et décide de s’engager dans la protection de sa vallée. Il dérange par ses convictions, son esprit sans concessions. En 2010 il participe à la Marche Transalpine pour le respect de la biodiversité. Il aime le terrain, le combat, l’engagement. Il dénonce la hausse du prix des terrains, le tourisme. Il exaspère. Il a dix-huit ans quand il effectue son service militaire dans les chasseurs alpins. Il envisage sérieusement de s’engager dans l’armée mais son rapport complexe à l’autorité le fait renoncer au dernier moment. Il n’est pas grand mais son corps est modelé par des années de pratiques sportives en montagne. A trente ans, il survit à une coulée d’avalanche dans le massif des Ecrins. Il entre au mois de mai 1998 au Service Départemental d’Incendie et de Secours. On le dit mutique. Mais ses moues valent tous les discours. Quand il prend la direction du refuge des Trois Monts, qui appartient au réseau Oxygène +, il écrit à sa mère que sa vie est là... A cinquante-cinq ans, vêtu de son éternel jean bleu foncé, il décide de faire, à pied, le tour des villes et des villages de son département pour témoigner de ses années d’observation en montagne. Son combat pour la préservation des sites lui vaut beaucoup d’inimitiés. Il dénonce l’abattage des arbres, la corruption des élus. Le 22 mars, il est pris à parti par des motards éméchés, qui l’agressent à coup de casque. Le réchauffement climatique le hante. On ne lui connaît pas de famille, seulement des convictions. Cela lui jouera des tours. A l’aube de ses soixante ans, et malgré ses précédents échecs, il décide d’entamer une dernière action de sensibilisation auprès des élus de son département. Le soir il sera mort, il est beaucoup trop gênant.

Dominique Fouassier, juin 2021
Illustration Ed Fairburn

 

 

 

  Le petit déjeuner

Elle ouvre les volets de la porte fenêtre qui donne sur le jardin. Il ne pleut pas. Les quelques rayons de soleil qui ne jouent plus avec les nuages réchauffent un peu l’intérieur de la maison. Sa robe de chambre est usée mais bien chaude. Elle va prendre le petit déjeuner à l’intérieur. Il fait encore un peu frais dehors et elle pourrait attraper du mal. Derrière le haut mur de clôture du jardin, un bruit de tracteur qui passe. Les tracteurs sont de plus en plus gros et vont de plus en plus vite. Le hameau est trop petit pour qu’ils mettent des ralentisseurs, et le maire soutient son électorat paysan. La serrure du lourd portail en fer de l’entrée principale est fermée à double tour. Il n’est plus ouvert tous les jours.

Elle met de l’eau de bouteille à chauffer sur le gaz, elle allume le four pour réchauffer le croissant. Et aussi le pain d’hier sur le grill. Ca lui laisse un peu de temps pour prendre des médicaments. Bon, ne pas se tromper, ne prendre que ceux prescrits pour ces dix jours et les habituels, les journaliers. Avec ce qu’elle a pris hier soir, elle a bien dormi. Le pain sur le grill commence à fumer. Il est encore noirci mais elle l’aime ainsi. Dehors, les oiseaux sautillent, ils attendent les quelques miettes qu’elle va leur donner après le petit déjeuner. Non, maintenant, car le petit rouge-gorge est là. Il faut lui donner tout de suite avant que les pigeons arrivent et le chassent. Avant, le chien courait après, mais il n’est plus là, son maître non-plus. Elle a tondu la pelouse hier avec satisfaction et elle aime sentir cette odeur d’herbe fraîchement coupée. Le cerisier du Japon a bien tenu l’hiver. Le romarin et le rosier se disputent le coin près de la porte fenêtre. Il faudra en replanter un des deux ailleurs. Peut-être près de la buanderie.

L’eau bout pour le thé vert. Le grand bol bleu bien rempli pour démarrer la journée. Elle sera comme les autres, à moins que le chauffagiste ait le temps de passer pour la chaudière. Noter sur le bloc note ce qu’il faudra lui demander. Il est serviable et il pourra peut-être changer l’ampoule  du lustre de la salle à manger.

Sur la table, s’entassent les revues et les journaux. Peu de place pour accueillir des convives. D’ailleurs, il n’y a plus d’invités. C’est trop de soucis. Il faudrait tout nettoyer, essuyer tous les bibelots, les vases, les cendriers souvenirs, épousseter tous les meubles de la grand-mère, toute la poussière qui vient si vite surtout quand on allume la cheminée; et puis il faudrait  leur faire à manger. Une tarte pour le quatre-heures, ça c’est possible, mais une  amie à la fois, pas plus, en étant prévenue à l’avance. Et qui pourrait passer ? La voisine ? Elle est très gentille. Elle m’aide pour les courses. Elle a deux enfants en bas âge et est très occupée. Avant, je pouvais sortir, aller voir une expo avec Christine, mais elle a déménagé, j’ai des nouvelles par téléphone. A deux, c’est plus sympa. Maintenant, je ne connais plus personne que ça intéresse. Seule, ce n’est pas pareil.

Est-ce que j’ai pris ce médicament-là ? Oui, je l’ai posé sur les journaux. Tiens, je n’ai pas lu la revue reçue hier… Il y a tellement de choses à penser et à faire.

Dehors, ça s’assombrit, il risque de pleuvoir.

Gilbert Benony, le 19-03-2021

 

 

 

Avant de fermer les yeux

Dans le fouillis des herbes sèches, les bâtons dégagent un alignement de quelques pierres taillées, la rigole de granit est toujours jointive. Un beau travail que n’aurait pas renié le burin du sculpteur.

En regardant leur découverte, les deux frères perçoivent comme un cliquetis de chaîne au cou des vaches, un grognement de bête qui se couche, un froissement de paille, comme un remugle de fumier.

Il ne reste presque rien mais c’est sûr, l’étable était là.

Le but de leur périple était bien de retrouver ce vestige désert sur le haut plateau ardéchois.

Les genêts et les fougères envahissent l’espace en contre-bas. Le vent pousse des vagues dans la prairie jaunie entre les touffes végétales. On n’a plus fauché depuis longtemps.

Ici, les hivers ont été terribles, jusqu’à trente degrés au-dessous de zéro et la Burle qui soulève des montagnes de neige, bâtit en quelques heures des congères infranchissables. Un vent qui ne permet pas aux plus forts de rester droit, qui tue les égarés.

Ce soir, les grillons accomplissent leurs derniers rites et les frênes têtards ont encore leur feuillage au-dessus des chemins creux, des chemins qui ne résonnent plus du passage des charrettes.

Personne ne coupera plus les jeunes rameaux pour nourrir les bêtes à la fin de l’été. Une moisson dans les arbres plantés exprès le longs des chemins, qui préservait le foin d’un hiver qui allait durer sept mois.

Quelques murets de pierres sèches ont résisté aux sangliers. L’obstination des mains nues les avaient érigés. Assurer pendant les mois sans gel, la survie annuelle de toute la ferme. L’obsession de cultiver et faire provision avant la neige suivante. Les mauvaises années tuaient bêtes et gens.

Comme une grosse lèvre, les nuages venus du Sud recouvrent lentement la montagne. Ils entendent encore la vieille Célestine de leur enfance qui leur parlait français mais qui avait gardé les tournures de son patois natal. « Quand c’est Marin, les bêtes se serrent, elles coupent les clôtures ». Ils comprenaient « Quand le vent vient du Sud avec son brouillard, les vaches inquiètes s’agglutinent au coin des pâturages et les clôtures peuvent céder sous la poussée du troupeau ».

Si le vent ne tourne pas, il y aura de la pluie cette nuit.

Dans la lumière dorée du presque soir, tout est relief. Pendant ces quelques minutes de grâce, le moindre nuage de moucherons est une pensée magique.

Le taureau et ses vaches ruminent tranquillement regroupés comme par hasard dans le pâturage. Ici, les bêtes ne connaissent plus la main de l’homme, elles ne rentrent plus le soir pour la traite, elles ne sillonnent plus les chemins. Et les ronces envahissent. Sur quelques rares sentiers, les cisailles et les scies des associations de randonneurs remplacent les troupeaux qui faisaient du propre de tout ce qui dépassait.

Cette nuit, toutes ces cornes dormiront à la belle étoile.

Méfiez-vous de leur placidité bovine, même les loups qui sont revenus ne s’y frotteront pas.

Ils appuient les bâtons contre la voûte effondrée, les sacs glissent des épaules. Ils déplient la carte d’état-major et le vieux cadastre napoléonien. Ils vérifient leurs repères, les deux ruines, le chemin, les courbes de niveau, reviennent aux cartes. Aucun doute, c’est bien ici.

En fouillant le lieu, ils exhument un clou mangé par la rouille, un clou de charpente forgé, une lauze ébréchée avec son trou de montage. Des reliques qui avaient peut-être connu la main de Victor.

Victor était donc né ici, il y a près de deux siècles, leur ancêtre.

A peine emmailloté, bien protégé sous la grosse veste de son père, le nouveau-né avait survécu aux quatre heures de marche dans la neige pour être baptisé le matin de Noël mil’ huit cent cinquante-six. C’était l’aîné.

Vingt ans après, le jeune-homme robuste avait quitté la ferme et ses onze frères et sœurs pour aller s’embaucher dans un village à douze heures de marche. Un nouveau puits de mine avait ouvert dans les Cévennes.

Au grand dam des maîtres du charbon, il remontait chaque année à la saison, le père commençait à vieillir.

L’été de ses vingt-huit ans, il était revenu avec Marie et leurs trois enfants.

Leur dernier né, Clovis, était mort pendant la moisson. Il avait quatre mois.

Cette nuit,Victor sera avec eux, la pipe au creux de sa main calleuse. Ils fumeront en silence en regardant le feu.

Tous siècles confondus, ils s’allongeront dans l’herbe sèche, le nez dans la nuit sans lune, ils finiront par fermer les yeux.

Une étoile filante écorchera l’au-delà.

Yves Delord

Marseille, 19 février 2021