Amour confiné
Nausée naissante. J’ai déjà la boule au ventre quand je me présente devant l’entrée de l’édifice, improvisée pour répondre aux contraintes sanitaires conjoncturelles. Deux portes coulissent. Une odeur d’alcool me saisit au nez et aux tripes. Une femme m’attend derrière. Gantée, coiffée, masquée, ensevelie. De bleu. De vert peut-être ?
J’ai envie de vomir. Je bafouille. Oui, je viens pour un malade. Oui, je sais que l’accès est interdit. Je viens seulement déposer son sac de vêtements propres. Et puis ses chaussons. Il n’avait pas besoin de chaussons jusqu’alors. En réa, on n’a pas besoin de chaussons. Et puis ses mots croisés. Il ne les fera peut-être jamais ces mots croisés. Il n’a pas la force. Mais ma mère les a glissés comme elle aurait pu glisser une lettre d’amour. Et puis un crayon à papier et une gomme. Non, non, chez nous on ne fait pas les mots croisés au stylo car on n’aime pas les ratures, ça fait sale. Mes yeux s’humidifient. Et puis les serviettes de toi- lette. Elles sentent la lavande de synthèse et sont rêches car maman les repasse pour que ça ne jure pas dans l’armoire. Et puis un échantillon de son eau de toilette. Pas le flacon ! S’il venait à repartir en réa ? Tu imagines, le travail des infirmières ? Sur- tout en ce moment. Pas facile en ce moment pour les infirmières ! Je souris. Il ne voulait pas de veste supplémentaire. Il ne l’a pas dit, bien sûr, il ne peut plus parler. Pourtant, je devine entre les vestes de pyjama amidonnées sa veste noire. On n’a jamais assez de lettres d’amour…
Madame ? Madame ? L’infirmière me sort de ma torpeur. J’ai vraiment envie de vomir. C’est l’odeur peut-être ? Cette odeur acre et tiède des hôpitaux. Quel service ? Quel étage, s’il vous plaît ? Bien… Votre nom de famille ? Signez-là. Frottez vos mains à l’alcool d’abord. Parfait, signez-là. Merci. Euh… je viens juste déposer ce sac vous savez ? C’est pour mon père ! J’ai l’attestation de déplacement nécessaire durant le confinement. Ah oui, je vous l’ai déjà dit. Vous me faites confiance ? C’est gentil parce que le gendarme tout à l’heure n’a pas été commode. Mes yeux rouges et ma gueule de souffrance… ça n’a pas suf- fi. Des explications, des justifications, des plaidoiries. L’attestation d’hospitalisation. Les lèvres et le cœur serrés, envie de ruer dans les brancards : vous croyez vraiment que je peux inventer ça ? Mon père qui s’étiole loin de nous, qui n’a pas la force de ré- pondre à nos messages désespérés ?
Madame ? Madame ? Vous avez deux sacs ? C’est bien cela ? Oui. Deux sacs de courses rutilants comme neufs parce que les valises, c’est pas pratique pour chercher dedans a dit maman. C’est bon, nous joignons le service. Un infirmier viendra cher- cher les affaires.
Ah ? c’est tout, je peux y aller ? Alors pourquoi m’attardé-je ? Le message est pourtant clair : «C’est bon, vous pouvez y aller . Il est là, au-dessus de ma tête, étendu dans le lit de la chambre 403 et je n’ai pas le droit de le voir ? Le verdict est tombé. Vous pouvez y aller . Mesdames et messieurs les jurés, je vous jure que je ne m’attarderai pas ! Des sanglots et des cris réprimés meu- rent dans ma gorge et m’étranglent. Chienne de vie ! Mes oreilles bourdonnent, ma tête tourne. Cette envie de vomir qui ne me quitte pas. Plus un mot. J’ai chaud. Je sue. Ma nuque picote. Ma tête est dans un étau de raison qui tente de comprimer le chagrin et la colère qui remplissent mon crâne. Ça dégouline de tous les côtés. Dans une grimace informe qui contient mal les muscles de mes mâchoires, je finis par vomir dans une voix rauque « C’est difficile, vous savez ».
Et oui, elle sait l’infirmière. Le confinement, c’est dur, et c’est pas fini.
Christelle
Confinés, hommage
Blouses blanches et cernes noirs
Sueurs aigres de l’effroi et odeurs âcres de désinfectant
Sirènes hurlantes et quintes en écho infini
Une main gantée sur l’épaule qui apaise
Une tasse de café tendue qui réconforte
Des rires hystériques qui défoulent
Les pleurs qu’on ne lâche qu’en rentrant chez soi
Jour après jour le courage d’y retourner
Le devoir, l’engagement, l’héroïsme
Dans la vraie vie ne sont pas glamour.
Les héros primordiaux montent au front au lever du jour
Pas en limousine mais en camionnette
Pas sur les stades ou les écrans ou sur scène,
mais sur les flots, dans les champs, devant leur pétrin, sur un chantier...
Ils sont récompensés par quelques pièces
Et non par de mirobolantes oboles
Ils restent inconnus de leurs bénéficiaires
Mais toujours là, indispensables et dévoués.
Sans eux et leur savoir-faire, que deviendrions-nous ?
Les vrais héros sont minuscules, invisibles et essentiels.
Elisabeth