Nuit blanche et matin d’été

Elle avait soif. Il avait fait si chaud cette nuit. Elle a bu cette bouteille jusqu’à la dernière goutte. Son gosier a réveillé ses sens comme des fleurs desséchées qui reprennent vie. L’estomac a accueilli la fraîcheur et tout le bas du corps a répondu par une onde satisfaite. Le jour commençait à poindre. Dehors, les arbres affichaient leurs feuillages sur le fond clair. La matinée allait être nuageuse.
Elle a posé cette fiasque de verre et retourné l’étiquette : la bière s’appelait « Nuit blanche ». Six heures du matin, il n’y avait plus que ça dans le frigo. Elle ne s’était même pas couchée. Dans la chambre, le lit était resté fait, les oreillers posés et non froissés. Elle n’avait ni dormi, ni pris la moindre minute pour s’allonger.
Il fallait qu’elle écrive. Il ne fallait pas rater çà, sinon, ce serait comme un rêve qui disparaît après le réveil. Il fallait donc cette nuit blanche à bannir le sommeil pour raconter tous ces événements. Elle avait tellement peur de l’oubli. Elle avait donc écrit toute la nuit, d’un seul jet, sans trop se rendre compte des heures calmes qui passaient. A présent, c’était le jour. Les nuages étaient là comme prévu. Elle est sortie. Il lui fallait un peu d’air et de mouvement pour répartir le breuvage dans son corps alourdi. Elle a pris le sentier sablonneux de la plage.
Dans la petite baie, il n’y a personne. La marée a commencé son chemin descendant. Il y a des bateaux qui reposent sur leurs dérives et gouvernails, comme de gros poissons sur leurs nageoires. Elle, la méditerranéenne, elle n’a pas souvent vu ça, et en tous cas, comme ici, jamais. Elle s’est dit que c’est un beau spectacle et qu’elle aurait pu mourir idiote de ne jamais l’avoir contemplé. Elle est seule ici. Dans la petite baie, sur cette plage, il n’y a personne. Elle se dit qu’un observateur l’aurait vite repéré. Elle pense à Vendredi sur l’île de Robinson Crusoé.

Si elle pouvait, elle se mettrait à courir, mais il y a le poids de cette nuit blanche. Elle a longé la route qui arrive là. Elle va chercher un commerce ouvert. Pourtant, il est encore tôt. Dans la rue, bien sûr, tout est fermé. Heureusement, il y a des vitrines. C’est là qu’elle s’arrête devant cette galerie d’arts avec cette sculpture qui représente un homme qui court. Il est tout constitué d’écrous hexagonaux. C’est cette étrange table de six qui prend la fuite devant elle, sans bouger. Tout à l’heure, elle voulait courir et le voilà lui, ou elle pourquoi pas, qui détale dans son costume de quincaillerie.
Elle sourit intérieurement. Flâner, ça donne parfois des idées. Est-ce qu’elle va écrire ça aussi ? Elle aurait bien besoin de se mettre quelque chose dans le ventre. Elle se sent un peu engourdie. Ça la prend autour des yeux et dans les chevilles. Elle n’a pas d’autre choix que de revenir. La revoilà sur la petite grève. Ce n’est pas possible la vitesse de la marée. Les bateaux sont maintenant tous des échassiers avec leurs becs et leurs pattes dans la vase. Leurs ventres sont à l’air. Un pâle soleil s’est levé et éclaire quelques façades. Elle n’est plus seule, elle a vu d’abord que d’autres traces que les siennes se sont imprimées dans le sable, puis elle a vu les deux types penchés sur les flaques d’eau. Des pêcheurs à pieds, elle n’en avait jamais vus, ça non plus. Que peuvent-ils rechercher ? Est-ce qu’ils vont attraper des palourdes ? Pour un peu, elle aurait envie de spaghettis, avec ces coquillages, bien al dente, comme les aime son amie sicilienne ; elle fera exception aujourd’hui ; dans sa famille napolitaine, on les préfère plus tendres et plus cuits. Elle n’ose pas aller leur parler. Elle n’a que ses palourdes dans la tête, pas des vers d’appâts.

Elle revient à la maison, elle aime bien cette tour, ça lui rappelle celle où Montaigne avait placé sa librairie, avec le trou pour évacuer sur les murs, en ces temps où les chasses d’eau n’existaient pas et cet autre orifice-fenêtre, vers la chapelle, pour assister incognito à la messe. Elle n’a pas oublié ça, elle qui écrit systématiquement tout, elle ne l’a jamais noté, mais c’est resté dans sa tête. Si elle pouvait, elle monterait l’escalier, on lui a dit qu’il faisait 72 marches, tiens c’est aussi un multiple de six, pour accéder à la terrasse là haut.
Il fait grand jour à présent, sur le mur aveugle, peut-être le pignon nord, il y a cette affiche avec l’oiseau de nuit qui dit : A quoi tu penses ? Ce n’est pas compliqué est-elle tentée de lui répondre, je viens de l’écrire, là…
Puis, elle a vu le pigeon qui regarde cette chouette de papier.
Pourquoi, ne se métamorphoserait-elle pas en pigeon ? A vrai dire, après cette nuit blanche et cette petite promenade, elle est pleine de messages.
Gérard