Textes

Des "premiers jets", des occasions de se frotter à sa propre écriture et à celle de l'autre, quelques textes écrits en ateliers...

Centons


Une écriture en deux temps

Ecrire des centons à partir de sa propre production de figures de styles: anaphores, épiphores, anadiploses... excusez- nous du peu... Et puis découper. Coller. Ajouter. Sabrer. C'était un après-midi de mai 2016, à Marseille.

Ce jour-là il faisait beau. Le chat se léchait sur le divan.
Allons enfant, réveille-toi, il faut partir, la journée commence. Allons enfant, réveille-toi.
Le chat s'enroula paresseusement sur le divan.
Il faut partir, la journée sera longue. Longue comme un soleil d'été. Eté de ma vie. Printemps de la tienne.
Le chat s'endormit sur le divan. Ce jour-là on prépara le pique-nique. Ce jour-là, on partit gaiement et on marcha un moment.
Le chat rêvait sur le divan.
Alors il se mit à pleuvoir très fort et l'on revint trempés dormir près du chat sur le divan .
Fabienne

Déchaîné

Petite île oubliée. Oubliée et battue de mer et de marées, battue et rebattue de vagues fracassées. Petite île habitée, fracassée de tempêtes.
Ici tout est mer. Mer et sel, dans les moindres détails, les détails des détails.
La mer, le sel et les tempêtes.
Dans les terribles histoires de nuit à la veillée. Les terribles récifs, coques éventrées emportées par les vagues. Corps et choses jetés à la mer, emportés par les vagues. Rejetés par la mer, par les vagues de mer. Histoires de corps, de morts et de tempêtes, histoires à mourir, à mourir de peur.
Un court, un long, trois courts. Cinq éclats de phare dans l’explosion des vagues. Masse de pierres noires ruisselantes, masse noire, une tour éclairée, à la tête éclairée, à l’assaut de la nuit. Cinq éclats de phare fracassés de tempête pour protéger la vie.
La vie des hommes qui cherchent. Les hommes qui cherchent le bout du monde et qui se perdent ici. Se perdent au bout du monde. Les vagues et les récifs. Un monde de chaos, un chaos de remous, de remous et d’écume, de mer et de récifs. Un monde dans la nuit, terrible et irréel.
Un voilier démâté ramené par le vent. Vent de tempête. Le voilier fracassé aux récifs. Vagues de mer. Vague de sel. Dans les moindres détails, les détails des détails, tout est salé.
Les enfants sont salés.
Sur la côte battue des enfants grimaçants jettent des hommes, des hommes à la mer.
Masques d’enfant. Des enfants pour rire, pour faire semblant. Ils jettent leurs peurs. Leurs peurs à la mer. Ils jettent leur masque. Le masque de leurs peurs.
Ils mangent des glaces, des glaces salées, au caramel salé, salé au sel de mer. Des enfants à rire, des enfants à apprendre, pour apprendre à rire et à laisser faire, à faire lâcher. A lâcher les chaînes, les chaînes et les boulets. Des enfants pour rire.
Dans les moindres détails, les détails des détails, tout est salé. Mer et sel. Ile oubliée. Ile fiction sans réalité. Sans réalité. La réalité qui enchaine, des chaines et des boulets, qui les soude aux pieds. Réalité boulet aux pieds de liberté, de liberté d’écrire. D’écrire salé, d’écrire déchainé.
Yves

Monologue intérieur


 

Un début d'histoire à prendre ou à laisser.

Une invitation à jouer avec le thème proposé .

Et puis il y a des mots en vrac...

Enfin la cerise sur le gâteau, l'emploi du dialogue intérieur.

 

Les portes

Claque la porte… mais laquelle ? J'ai tiré les rideaux, face à la baie vitrée je regarde… Le ciel crépusculaire grisonne et assombrit les façades qui se dressent non loin. Il n'y a pas un souffle ; les acacias s'étalent, immobiles, et plus bas, les haies de troënes n'ont pas un frémissement. Tout est calme, figé… Ce mutisme m'agace, il est contraire à mon sentiment du moment. Je veux que les branches se tordent et que gémissent les troënes, que le sable fouetté du jeu de boules se soulève en mini-tornades. Oui, je veux claquer une porte. Tu m'écoutes mais je vois bien qu tu ne me comprends pas. J'enrage… La perplexité qui flotte dans tes yeux dément l'air sérieux que tu adoptes. Et tu ris en refermant la porte d'une chambre. La nuit est entrée dans la pièce où je joue le quitte ou double de ma vie. Je regarde la fin du ballet des chauves-souris qui, ponctuelles, raturent le soir. Arrête de clore cette pièce ; j'étouffe... Non tu ne comprends pas. Tu me dis que je suis compliquée, que mes actes sont contradictoires, voire incohérents. Vois-tu, je sais que c'est absurde, je souhaite t'expliquer mais en même temps je crains de te blesser par des mots qui reflètent mon désarroi. Aujourd'hui, je suis un peu lasse ; je n'arrive pas à repousser les battants de toutes ces portes qui, insensiblement, ont réduit mon espace. Un jour, crois-moi, avant que je ne sois engloutie par toutes ces ombres qui pénètrent ici, je claquerai la porte pour la vie, je serai libre, libre comme l'air.
Comme ce sera bon…
Josette

 

Ermite

Mais c’est quoi le bout du monde ? C’est où ?
Peut-être cet endroit que j’aimerais trouver, où j’aimerais rester. Un rêve, une aspiration, un compte à rebours, pour solde de tous mes comptes.
Il se dessine dans le brouillard, en haut de la vallée, tout là-haut. Dans le brouillard d’avant la nuit. En pierres sèches, on le dirait là depuis toujours… enfin presque. Parce qu’au début il n’y était pas, bien sûr. Et maintenant il est là et pas pour rien, pas par hasard. Quelqu’un en avait besoin. Quelqu’un qui venait d’ailleurs ou qui était de là mais qui voulait être ailleurs. Enfin, il l’a construit là, avec ses mains, avec patience, en pierres sèches. Pierres et bois. Il a pris son temps. Sans déranger, sans abîmer. On dirait qu’il a toujours été là. C’était sa place. Sa main est partout. Dans les chevilles de la charpente, dans l’assemblage des pierres sèches, au fond de l’abreuvoir en pierre taillé, sous le rocher. Il est fondu dans le brouillard. Je l’ai trouvé. La cheminée ne fume plus. Depuis longtemps. Abandonné par fin du compte ou par besoin d’aller plus loin. Et plus personne.

Pas un lieu pour disparaitre. Un lieu pour vivre. C’est pour ça qu’il fallait la source et le toit dans la pente et des murs en pierres sèches pour se protéger mais pas des bêtes, pas des gens, pas de la mort, juste pour se sentir protégé, la porte ouverte, jamais fermée. Et le jardin, clos de pierres, pas trop haut, pour le sentir protégé.
Combien ont vécu là ? Se sont succédés ? Seuls au bout du monde ? Une famille ? Des enfants peut-être, à faire grandir. Des enfants à faire pour vivre, à faire pour rire. Des enfants à protéger mais pas de tout. Pour les laisser partir, pour qu’ils puissent partir, quitter les pierres sèches et le toit de lauzes et la source. Partir.

Et moi je veux être dans ce bout du monde. Je vais y vivre seul. Quand plus personne n’aura besoin de moi, quand je serai prêt à vivre de la source et des pierres sèches sans avoir besoin de personne.
Pas pour me cacher, pas pour disparaitre, pas pour mourir, juste pour être au bout du monde et y rester et me trouver et me prouver que je peux continuer sans avoir besoin de m’appuyer. Et me nourrir de rien et du jardin et de rencontres et de passages. Des pas sur le sentier qui surprennent les pierres sèches. Pour une halte, une tombée de brouillard, un moment partagé, une fin de journée ou un début d’étoiles, sans brouillard, un feu allumé, une soupe à préparer, lentement épluchée, une marmite au feu. La soupe partagée, fumante, le cul sur le rocher. Une pomme coupée, partagée. Une nuit aux étoiles et la nuit qui finit.

Mais c’est quoi le bout du monde ?
Le bout, je le vois bien, de mieux en mieux, sans inquiétude.
Mais le monde, je ne sais pas trop. Mon monde. Le bout du monde. Et s’il était là, juste à côté de moi. Et pas si loin de toi. Un bout du monde à inventer. Chacun de son côté. Et pourquoi pas, à partager.
Yves

Ouvre la fenêtre, j'ai tellement chaud.

Mon corps brûle, ma tête va exploser, mon cœur bat à grands coups : calme-toi ma belle.
Ouvre la fenêtre, tu n'entends pas ce que je dis ? Est-ce que je parle seulement dans ma tête ? Ou bien, comme toujours, tu n'entends rien, tu ne comprends rien ?
J'ai besoin d'eau, il fait tellement chaud. Il faut qu'il m'aide à sortir de moi, à voir à nouveau l'infini des étoiles et la lune au-dessus des toits. J'aimais tellement cette heure de la nuit. Mais où es-tu ? Il faut qu'on parle. De lui, de nous. Savoir où on va, quoi !
Bof ! Si on ne le sait pas, c'est aussi bien, non ? Droit dans le mur ou droit dans la chambre, c'est tout droit quand même. Qui me parle ? J'entends des voix : « Réveillez-vous Madame, l'opération s'est bien passée. »
S'il-vous plaît, ouvrez la fenêtre, il fait tellement chaud. Merci.
Fabienne

A la volée


Une série de mots, à la volée et une phrase de départ.

La proposition : écrire un texte commençant par cette phrase et incluant tous les mots.

L'éveil

L’appartement sentait le graillon ; je les entendais parler dans la cuisine. Le ton était enthousiaste et joyeux mais la vilaine porte rose était fermée et j’étais bien trop loin dans le couloir. Aucun espoir de saisir la teneur de ce qui les réjouissait.

Ça ne me déplaisait pas finalement. Je n’ai pas fait un pas de plus. Je me laissais porter par les inflexions de ces voix chaudes si différentes l’une de l’autre.

Non, je ne regrettais rien. Je n’avais nul besoin de participer à cette conversation. Ces voix féminines inintelligibles résonnaient en moi et me donnaient à méditer.

Tiens, la méditation. C’était notre jolie prof de français qui nous avait parlé de ces pratiques et de leurs bienfaits étranges. Bien sûr on avait voulu essayer avec les copains mais je n’avais jamais pu démarrer de manière correcte dans ces exercices. Je n’avais connu que des déceptions sans pouvoir définir où se trouvait le point d’accès à cet état de conscience mystérieux. On avait fini par se lasser.

Et voilà que la simple musique de ces paroles de femmes qui ne m’étaient pas destinées me transportait sur des chemins inconnus. Je me sentais zen et prêt à connaitre l’au-delà de la réalité. Mon cerveau recevait toutes ces vibrations, mes pensées s’échappaient. Je voyais ces deux jeunes femmes sensuelles discuter joyeusement. J’entendais leurs éclats de rire dans le chemin. Je les voyais s’amuser, courir et tournoyer, les robes danser, se soulever. Quelques perles de transpiration, des coins de peau dévoilés et je percevais des effluves troublants.

Le printemps était chaud.

Je voyais leurs vêtements s’envoler au bord de l’étang comme des hirondelles. Je voyais deux beaux nénuphars épanouis. Je voyais les corps nus s’avancer dans l’eau, les paumes ouvertes, les éclaboussures au soleil jusqu’au feuilles des arbres, les rires sur leur bouches pleines.

Je sentais l’appel de l’amour, des effleurements. Je sentais l’extase s’approcher, tout en longueur. Des soupirs.

Et puis le méchant voile, marron et noir jeté sur de si belles choses. La porte de la cuisine s’est ouverte et la voix de mes tantes :

« Nicolas ? Tu es rentré ? Viens vite goûter et puis tu feras tes devoirs à coté de nous. »

Les nénuphars se sont refermés sur les senteurs musquées. La froide odeur de graillon était revenue… dommage.

Mais

La méditation

J’y reviendrai

Les nénuphars

Sans les devoirs

Sans le graillon.

Yves, avril 2016

Marron

L’appartement sentait le graillon ; je les ai entendus parler dans la cuisine. Je les croyais déjà partis. Mais, la vieille voiture de l'oncle n'ayant pu démarrer, ils avaient dû rebrousser chemin, à leur grand regret. Je les entendais soupirer, déçus de ne pouvoir participer à la course annuelle de l'association. Surtout Jean, mon père, qui avait manqué la victoire l'été dernier d'une demi-longueur de jambe pour finir deuxième à la course. Il désirait plus que jamais participer à la suivante, dans l'espoir de la gagner. Pour cela, il était prêt à tout, à s'entraîner la nuit s'il le faut. Mon père ne croyait pas en la destinée. Pour lui, c'était une croyance de fainéants : « J'ai perdu de quelques dixièmes de secondes. Ça s’étudie. Je ne crois pas en la malchance ». Aussi s'était-il mis en tête de se définir un mode d'entraînement adéquat pour optimiser ses capacités physiques. « Je veux gagner, j'y arriverai », répétait-il fréquemment.

Pendant plusieurs jours, je l'ai vu s'asseoir en tailleur au bord de l'étang de nénuphars, derrière l'immeuble. C'était l'été. La chaleur suffocante ne semblait pas le déranger. Je l'observais discrètement, ne voulant pas rompre son travail de méditation. Puis il avait la tête, a ouvert grand les yeux et s'est mis à sourire à je-ne-sais-quoi d'invisible devant lui. Intriguée, je me suis avancée. Mais il ne me voyait pas. On aurait dit qu'il souriait aux anges. Avait-il reçu un message des cieux ? Je n'osais pas bouger, de peur de le ramener trop brusquement à notre réalité. Au bout de quelques minutes, sorti de son état d'extase, il m'a demandé si j'étais là depuis longtemps. Pour ne pas l’inquiéter, je lui ai répondu que j'arrivais à l'instant.  « Je crois que j'ai la solution pour l'année prochaine ». Puis il ne m'a plus rien dit. L'hiver suivant, je l'ai vu s'entraîner plus que jamais, par tous les temps. Le printemps venu, il n'a pas relâché le rythme, focalisé sur des entraînements rigoureux qui l’aveuglaient sur la beauté printanière.

C'était bien la première fois que je ne le voyais pas s'émerveiller de l'éclosion de la première rose du jardin. Notre couple d'hirondelles était revenu pour bâtir un nouveau nid d'amour qui accueillerait ses futurs petits. Mon père s'était coupé de cette sorte d’aptitude sensuelle à recevoir les cadeaux de la nature. Son objectif tournait à l'obsession. Il ne croyait franchement pas au destin, et encore moins à la malchance. « Dans la vie, si on se bat, on finit toujours par arriver à ce que l'on veut ». C'était son leitmotiv.

Quelques jours avant la course, il a fait l'inventaire de sa tenue : maillot, short, baskets, chaussettes… Rien ne manquait. Tout semblait correct. Le jour de la course, mon oncle est arrivé tôt en voiture pour l’accompagner. Mais le temps de s'arrêter pour prendre un café, la voiture n'a pu redémarrer. Mon père était marron. Puisque ce n'était pas de la malchance, puisque ce n'était pas le destin, mon père a sorti la poêle du tiroir pour se cuisiner une omelette aux grattons. Ça faisait des mois qu'il n'avait pas mangé gras. Il n'a plus reparlé de la course.
Laurence

Je les ai entendus parler dans la cuisine.

Dans mon demi-sommeil, l'odeur rance du lard frit mêlée à celle de la suie s'entêtait à chatouiller mes narines et des bribes de paroles prononcées par deux voix, celle d'un homme et celle d'une femme, m'arrivaient. Le jour posé sur la vitre d'une fenêtre sans volets, acheva de me réveiller. Les yeux maintenant bien ouverts, je me remémorais mon équipée de la veille et comment j'avais atterri dans cette chambre.
Au petit matin, j'avais pris le chemin pour une belle randonnée. Le ciel bien dégagé, la brise à peine perceptible, c'était l'espoir d'une journée de printemps quasiment idyllique. On m'avait parlé d'un sentier de GR ponctué, entre autres, d'une combe encaissée, d'un raidillon abrupt, malaisé avec ses plaques de schistes instables, d'une forêt dense d'épicéas, d'une longue crête couleur d'albâtre et d'une vue à couper le souffle. Il fallait prévoir bien des kilomètres, mais la longueur du trajet ne m'effrayait pas. J'étais donc partie à l'aventure.cations des autochtones étaient correctes. Combe, raidillon, forêt de résineux, crête et vue, rien ne manquait. Ils avaient toutefois oublié un détail : l'harmonie et la beauté des lieux ; l'enchantement de la combe avec ses flancs tapissés d'une végétation colorée ; l'or des genêts-balais, le rose des couvre-sols, la minéralité somptueuse du pierrier, la majesté des futaies et l'extase de la découverte au sommet de la crête.
Ma contemplation avait duré longtemps. Mes yeux s'étaient noyés dans les éboulis, les arbres, les champs, les balafres des routes, le miroitement des cours d'eau, tout cela cascadait tout en bas, au-dessous du sommet. Mon regard avait aussi découvert un au-delà de cimes et de vallées. Je n'avais pu m'empêcher de méditer sur la sensation ambigüe : faiblesse et puissance, qui m'étreint en de tels lieux.

La barre rouge du soleil couchant m'avait ramenée à la réalité. Il était temps de reprendre la route du retour. J'avais décidé d'emprunter un autre itinéraire plus direct. Perdue dans mes pensées et appliquée à me hâter, je n'avais pas prêté attention aux nuages qui s'amassaient.
La gifle d'une bourrasque, le craquement de branches, l'envol de feuilles, m'avaient fait réaliser que l'orage était proche. Il était là : de larges gouttes s'étaient écrasées sur le sol, un déluge d'eau et de grêle avait suivi.
Aveuglée, j'avais pris le parti de continuer prudemment ma marche dans le caniveau creusé le long de la route, à l'opposé du vide. Une masse sombre où brillaient deux yeux s'était arrêtée. C'était une bétaillère, la « providence », dans laquelle je m'étais engouffrée. Mon sauveteur m'avait laissée devant le Café-Epicerie d'un petit village, en me signalant que la tenancière du lieu pouvait me donner le gîte.

L'accueil de celle-ci avait été des plus chaleureux. Elle s'était empressée de m'installer face à une salamandre où rougeoyaient quelques braises qu'elle avait « tisonnées », avant d'ajouter une bûche. La chaleur m'avait gagnée et engourdie, pendant qu'elle s'activait :
« Voilà des serviettes, je vais vous montrer la chambre, je vous porterai un bol de soupe. C'est un minestrone à ma façon. »
Sur un plateau, elle avait non seulement posé l'écuelle fumante, mais encore des tranches de pain au levain et un gros morceau de fromage. La soupe avalée, je n'avais eu qu'une hâte : m'enfouir sous les couvertures et l'édredon. En moins de deux, j'avais sombré dans un profond sommeil. La clarté d'un jour naissant, des voix, des odeurs m'avaient réveillée.

La veille, recrue de fatigue, je n'avais prêté aucune attention à la chambre. Je la découvrais avec son grand lit où j'avais dormi d'une seule traite, son papier peint d'un vert passé, sa table à écrire patinée par les ans et les efforts d'une ménagère qui s'auréolait de taches plus claires cernées de sombre. Au-dessus de ce meuble, plaqué contre le mur, j'avais reconnu une reproduction de Monet « les nymphéas », avec ses larges corolles de nénuphars alanguis sur un étang calme et sa chevelure végétale…
La senteur familière du café et le soupir de la cafetière qui finit d'extraire le breuvage d'un marron banal mais tellement suave, m'avaient rappelé que j'avais faim et que je devais partir.

Dans la salle aux multiples fonctions : café, épicerie, cuisine, j'avais retrouvé mon hôtesse, Alphonsine, devisant avec un client. Il n'était question que de l'orage et de ses dégâts : des récoltes perdues, des tuiles emportées, des gouttières percées par des grelons gros comme des noix, des talus ravinés.
L'homme soudain m'avait adressé la parole et m'avait invitée à participer à la conversation. Avec le ton sentencieux qu'adoptent parfois les paysans d'un certain âge, il avait remarqué que les citadins, comme moi, étaient préservés des fureurs de la nature, qu'il fallait être attaché à la Terre pour savoir ce qu'étaient le travail et la sueur. Il avait ajouté que les paysans donnent beaucoup mais qu'ils reçoivent peu d'une terre souvent ingrate. Et pourtant qu'ils ne regrettent rien et que pour rien au monde ils n'iraient vivre à la ville. Leur destinée était la terre.
Et de conclure : « La dernière fois que je me suis rendu à Marseille, j'étais encore bien jeune, j'ai cru devenir fou ».
Josette

Avril 2016, Inclusion


 

La proposition d'écrire un récit à partir de quelques phrases à inclure:

 

Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône

 

 

Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, que je titube de vertige. On a annoncé une pluie d'astéroïdes. Au-dessus de moi la voûte céleste brille d'un éclat dur. Je la regarde avec l'espoir de voir passer une étoile filante. Mes yeux fouillent l'obscurité profonde, je m'y enfonce lentement. Pour rien au monde je ne voudrais rater la traînée lumineuse qui zèbrera le ciel. J'agis ainsi depuis des années, au mois d'Août.

Que de voeux sont ainsi partis vers ces lointains abîmes qui nous dominent et pour lesquels j'éprouvais de l'amitié. Là, en solitaire, j'avais l'habitude de jouer les confidents, sans attendre de retour, car je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient ceux qui le regrettaient tout aussi vite.

Cette nuit- là mon attente était plus aiguë que d'habitude, car j'étais loin d'avoir l'esprit à rire : ce qui m'arrivait était vraiment pénible. A trop scruter le ciel mes yeux se brouillent. Avec ma tête rejetée en arrière, ma nuque souffre. La douleur physique me ramène à la réalité, vers cette souffrance morale plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l'invente.

Comment expliquer l'inexplicable ?
Comment montrer ce qui, pour tous, hormis pour moi, est invisible ?
Comment leur dire « Je suis à ma recherche ».

Des compatissants j'en ai bien connu, mais tout autant des regards étonnés. Certes il m'arrivait d'accepter de l'aide, d'écouter pour faire plaisir, mais l'autre sentait bien que ce n'était déjà plus mon affaire, que toute parole était inutile. Ma quête est sans fin comme le ciel que je regarde. Je veux croire au miracle ; je veux aussi l'oubli que je pourrais, peut-être, trouver dans le Bordeaux médiocre mais abondant qui vieillit dans le fût.
Josette

Evitement

J’en ai assez de me réduire à une vulgaire paire d’oreilles. J’attire les gens à problèmes, sans en douter. C’est écrit sur mon visage : « Venez à moi éternels insatisfaits. Venez-vous plaindre, geindre, gémir ! Je suis là pour vous entendre, je suis là pour votre jouissance toute entière. Martelez-moi de votre parole sourde, anéantissez-moi, réduisez-moi à la seule partie de l'autre qui vous intéresse : l'oreille ».

J’en ai marre de cette servitude insensée. Ce soir, je regarde le ciel avec une telle attention que je titube de vertige. Joli ciel crépitant d’étoiles, ouvre-moi tes bras, accueille-moi de ton silence ! Je me donne à toi tout entière : une oreille. Car j’ai beau savoir que tu ne me voleras rien, plus complexe que mes mots, elle outrepasse mes souvenirs : alors pour ne pas la quitter, parfois, je l'invente. Je cherche une voix dans ton silence. Je n'entends rien. C'est la déroute. Je cherche ce que je fuis, paradoxe incontournable qui fait de moi ce que je suis. L’oreille est ma raison d'être. C'est elle qui donne sens à mon existence. Otez-la moi ! Je voudrais tant devenir sourde de ce que je suis ! Que serais-je sans elle ? Je veux, je ne veux pas, je suis tout cela à la fois.

J'étais loin d'avoir l'esprit à rire, parce que ce qui m’arrivait étaient vraiment pénible. Je m'étais lancé un défi : écraser l'autre sous le poids de la parole, lui donner à peine le temps de respirer et le couper, sans scrupules.

Hausser le ton s’il le faut, tout en gardant le sourire. Ou plutôt grimacer, feindre un début de larmes, toucher l’autre dans sa culpabilité, s’il insiste.

C’était ma revanche de toutes ces heures d’écoute où l’on me laissait choir ensuite sans la moindre pitié. La poubelle de l’autre, voilà comment je m’étais construite. L’autre, une partie de moi dont je n’arrivais pas à me défaire au risque de mourir. Ouvrir les portes toutes grandes, sans discernement, et laisser l’hémorragie interne œuvrer.

Autre paradoxe : toute fière, j'ai grandi avec l'habitude de jouer les confidents mais je savais que ceux qui se confiaient le plus vite étaient aussi ceux qui le regrettaient tout aussi vite. J'écoutais à tout-va, pour le meilleur comme pour le pire, le pire étant le plus excitant, bien entendu. Ainsi, j'opérais le plus parfait des alliages entre la douleur de l'autre que je faisais mienne et l’intérêt quasi passionnel que je portais à ses paroles. Le vidage s'opérait dans un second temps, prise dans la répétition d'une histoire sans fin, en attente d'une prochaine écoute, similaire. Petit à petit, je disparaissais.

L’urgence s’imposant, je décidais de vivre l'expérience inverse : envahir l'espace de l'autre. C'était un samedi soir. J'étais invitée à l’anniversaire d’un ami. Tout en me préparant, je me rappelais en boucle mes nouvelles résolutions : « parler plus haut, plus vite, plus fort que mon interlocuteur. Lui couper la parole. Pleurnicher s'il insiste ». La soirée avait bien commencé. L'ambiance semblait bonne. Le Bordeaux était médiocre, mais abondant. Au bout du troisième verre, la tête commençait à me tourner. Mais qu'importe, l’excès du vin me mettait en verve. Au moment du café, une femme bien plus qu’enrobée est venue s'asseoir auprès de moi. Son physique n'était pas sans rappeler une figure maternelle. Je la trouvais attendrissante et agaçante à la fois. J'avais l'habitude de combiner des impressions contradictoires. Aussi, je ne m'en étonnais pas. Puis elle s'est mise à me parler de ses petits-enfants. Puis de la distance géographique qui la séparait d’eux. Puis qu’ils ne l’appelaient pas souvent au téléphone. Puis qu'ils n'étaient qu'une bande d'ingrats, que personne ne se souciait de sa solitude. Je l'écoutais pour lui faire plaisir, mais elle sentait bien que ce n'était déjà plus mon affaire. Je ne lui coupais pas la parole pour autant. Tandis que la dimension dramatique de son discours allait croissant, sans doute pour regagner mon attention, une petite voix intérieure me disait : « Ferme la porte et écoute-là. C'est tout à fait conciliable. Il suffit de t'entraîner un peu et tu découvriras des choses nouvelles ». Je n'ai pas écouté cette petite voix intérieure. Qui sait si ce n'était pas un piège pour me renvoyer à ma propre aliénation ?

La piste de danse s’emplissait de monde. J'ai prétexté mon envie compulsive de danser pour mettre un terme au monologue. L'évitement, telle était ma dernière trouvaille, peut-être pas la meilleure, mais la plus efficace, dans l'urgence.
Laurence

Vertige aux étoiles

On se connaissait bien et depuis longtemps. Une belle amitié d’adolescents qui avait atteint la maturité sans la moindre équivoque. Ce soir-là, elle avait eu besoin de parler, de faire le point. Je sentais que c’était important, que ça la touchait vraiment. Ses démons, elle n’y arrivait plus toute seule. Elle avait besoin de quelqu’un de confiance pour l’aider à les exorciser.
S’il y avait quelque chose en elle qui m’avait toujours fasciné, c’était sa clairvoyance, sa solidité, une assurance à toute épreuve et, bien sûr, il ne m’avait pas été désagréable qu’elle me demande mon aide. Elle avait besoin de parler ? Bien sûr, sinon à quoi aurait servi l’amitié ?
Les flammes dansaient à travers nos verres. On était bien.

Le Bordeaux était médiocre mais abondant, on ne manquerait pas de munitions. Si la qualité n’était pas au rendez-vous, ça ferait quand même l’affaire, elle avait juste besoin de décoller. Et puis l’ambiance était chaleureuse et j’étais heureux d’être là avec elle, ça compensait largement. Le passage de la trentaine avait été un épanouissement, elle était très belle.
Vers la fin de la première bouteille, décollage réussi. Elle planait. Elle me regardait mais je voyais qu’elle était plongée dans un autre monde. Je souriais en la voyant s’enfoncer doucement dans le fauteuil et la robe remonter un peu.
Le vin aidant, elle me parlait de « lui », « lui » qui ne se rendait compte de rien, « lui » qui n’imaginait pas ce qu’il provoquait en elle. Elle parlait de trouble. C’était de plus en plus intime et pour tout dire un peu chaud avec juste une petite lueur au fond des yeux. La magie du vin, même médiocre.

J’avais l’habitude de jouer les confidents, je savais que ceux que se confiaient le plus vite pouvaient le regretter. Mais elle avait pris son temps et notre complicité fraternelle était rassurante. Je n’imaginais pas une seconde qu’elle puisse regretter quoi que ce soit. Moi, je me sentais bien dans le rôle. Flatté par la marque de confiance et même touché d’être admis sans pudeur dans sa vie très secrète. J’étais très sûr de moi dans ma « mission ». Je n’allais pas tarder à l’être beaucoup moins.
Je l’écoutais avec juste ce qu’il faut de distance pour ne pas m’impliquer personnellement et l’attention nécessaire pour favoriser la suite. Jusque-là tout allait bien.

Et puis c’est arrivé. Une petite chose insignifiante mais je commençais à avoir du mal à la suivre. Je ne savais pas pourquoi.
Une gêne s’installait en moi, grandissait et un nœud se serrait au fond de ma gorge. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je ne comprenais rien. Elle, elle continuait comme si de rien n’était. Elle souriait. Elle s’enfonçait encore un peu dans le fauteuil.
Je tentais l’humour pour sortir de là mais j’étais loin d’avoir l’esprit à rire parce que ce qui m’arrivait était vraiment pénible. 
Et puis une petite lumière...

Mais que c’est con un mec… son « lui » n’était pas n’importe qui, son « lui », c’était moi.
Ils étaient là ses démons et je n’étais plus capable du moindre détachement. Curieusement je m’en voulais.
À présent je l’écoutais pour lui faire plaisir et me donner le temps de retrouver mon assurance, mais elle sentait bien que je n’étais plus à son affaire. Ou bien trop. Arthur avait trois ans, Clothilde était enceinte, ma vie était bien pleine, bien arrangée et je n’avais pas besoin de son joli complot.

Elle s’est redressée dans le fauteuil en tirant sur sa robe. Un pauvre sourire sur les lèvres. Nous n’avons pas ouvert la deuxième bouteille.
J’ai tout fait pour éviter de la revoir mais le malaise n’avait pas disparu, incrusté là, tout au fond. Il y était resté.

Ce soir je regarde le ciel avec une telle attention que la tête me tourne, je titube de vertige. Je cherche une issue que je ne trouve pas. Ce soir je ne sais vraiment plus où j’en suis et là, ce n’est pas le Bordeaux.
Elle a éveillé quelque chose en moi, une chose dont je ne veux pas. Mais c’est là.
Cette histoire est plus complexe que mes mots, elle va bien au-delà de la colère de m’être fait piéger, de ne rien avoir vu venir, de ne pas m’être protégé.
A force de me la repasser en boucle, je sens que l’histoire outrepasse mes souvenirs. Avec le temps je ne suis même plus certain de son rapport exact avec la réalité.
Cette histoire que j’ai voulu oublier, je la cherche maintenant. Alors pour ne pas la quitter, parfois j’ai l’impression que je l’invente.
Un rêve ou une réalité ?
Mais que c’est con un mec…
Yves

Dans mon pays…


 

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému. Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée. Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays. On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
René Char

Dans mon pays, le sable est doré toute l’année.
L’eau est si douce qu’on peut s’y baigner à volonté.
Les pierres ont la couleur de l’herbe fraîche et la douceur de l’éponge.
L’hameçon ne blesse pas le poisson. Il l’élève dans les airs.
On ne mange pas dans mon pays, on respire.
Les bâtons ramassés ça et là donnent le tempo de la danse.
Des banderoles colorées viennent s’y greffer. Le drapeau universel est né.
Traces de pas emmêlés, battements de cils, regards dilués.
L’air est frais et prospère. Pas besoin de partager.
Les mots virevoltent mais ne frappent jamais.
Symphonie des sons, notes de musiques ajoutées. Harmonie est le mot-clé.
Seul le juge est affolé. Il ne travaille jamais.
Les dictionnaires sont amputés, désagrégés, rendus à l’inutile
Les barrières sont levées.
Les mots se sont envolés, à jamais.
Plus besoin de parler.
Laurence, mars 2016

 

 

Dans mon pays, mais quel pays ?
Celui, là bas, d'où ma famille vient ?
Celui, là bas, où je suis née ?
Celui, ici,  où je suis établie?

 En moi, trois continents ne font qu'un
Orient, Afrique, Europe.
Fondus. Même identité
En moi, les cultures se répondent
Se conjuguent et me façonnent
En moi, trois langues pour dire bonheur et quotidien
Malhaba, anisoroma, bonjour
Mye, dji, eau.
En moi, non pas éclatement mais régénération.
Une histoire personnelle
Mes ancêtres y sont phéniciens, bambaras, gaulois.

En moi, Byblos, Mopti,  Provence,
Litani, Niger, Rhône,
Cèdres, manguiers, chênes,
Paysages variés qui se font écho.
En moi,  multiples références mais unité de vie.
Fabienne, mars 2016

 

 

Nue

Dans mon pays
Vieille veste
Aux épaules
Ici ou ailleurs
Dans mon pays
Une tête penchée
Un sourire esquissé
Les mains posées
Tranquilles
Et ses yeux dans les tiens
Attendent
Dans mon pays
Sans guide, sans catalogue
Sans histoire de l’art
La peinture
Te prend
Par la main
Te parle
Dans mon pays
Le sourire du père n’est pas rien
Pas de mise
Le sourire te regarde
Faire
Tu ne sais pas pourquoi
Tu es fier
Son sourire et tes portes fermées
S’ouvrent
Il n’y avait pas de clef
Dans mon pays
La mort
Etrange et familière
Une amie en chemin
Et si rien
C’était bien ?
Tu peux sourire
Dans mon pays
L’eau
Eclabousse
Saute
Ruisselle
Vagues
Immergée
Gouttes
Sur ta peau
Quand tu sors
De l’eau
Nue
Yves

 

 

Elle …


Opacité

La télé va trop fort, mais elle ne l'entend pas. Assise dans son fauteuil troué, elle élève ses pauvres jambes bleutées sur un vieux pouf rescapé de Pologne. Elle somnole. Sa pauvre tête, qui s'affaisse sur l'épaule, se soulève au rythme de sa respiration. Sa bouche, pareille à un bec, s'ouvre et se referme dans un mouvement abject. Elle est laide. Ses cheveux de paille, gras, délavés, encadrent son visage bouffi, cerné, malade.

« Le professeur d'anglais ne me croyait pas quand je lui disais que je ne me maquillais pas ». Son esprit s'est figé vers le passé. Elle rêve : belle, séduisante, elle n'a pas encore raté sa vie. Juste sa jeunesse, mais ça ne se voit pas. Son visage est lisse, magnifiquement sculpté. Deux pommettes saillantes s'offrent généreusement au regard de qui lui vole un sourire. Mais aussi, deux petites virgules au coin de ses lèvres pour donner l'alerte, deux petits sillons raides et droits, si profonds déjà.

La télé va trop fort mais elle ne l’entend pas. Ses mains joufflues s'écrasent sur son corps difforme. Elle est laide. Maigrir, le mot-clé du médecin. Mais elle ne l'entend pas, elle s'en fout : se remplir, c'est sa respiration. Ses jambes se sont arquées avec le temps, avec le poids aussi. Des papiers de bonbons jonchent le sol. Elle fait du diabète, et elle s'en fout. Au rebord de son pull, un bout de chair grasse apparaît. Bleue la chair, comme ses jambes, chair meurtrie jour après jour des piqûres intrusives de la médecine, antidotes illusoires aux blessures de la vie. Manger des bonbons, des chocolats, des gâteaux. Elle n'est plus au lycée cette fois. Elle a 11 ans. Elle ne verra plus sa mère, sa mère de cœur, sa mère de lait, comme on dit.

La télé va trop fort, mais elle ne l'entend pas. Ses paupières tremblent, s'agitent. Ses yeux s'entrouvrent. Un bruit grotesque s'échappe de sa gorge. Un instant, elle ne sait plus où elle est. Elle est laide. La lumière a baissé. Pourtant il fait jour. Il n'est que 14 heures. Le ciel s'est chargé de nuages. Il va pleuvoir. L'évier est encombré de vaisselle sale. Il va falloir se lever pour laver tout ça. Ça fait mal de bouger, de porter le poids de ce lourd corps sur ces deux jambes asphyxiées. Pas d’air, pas d'oxygène ne semble circuler dans ce pauvre corps.

Elle se lève, enfin, péniblement, jetant au passage un regard vide vers la télé. Elle ne l'entend pas, ne la voit pas. A peine. Sa vie, son univers, son espace se sont focalisés sur ces quelques années de jeunesse qui ont précédé le mariage, avant la bascule, quand on croit qu'on ne pourra plus jamais faire marche arrière. Elle y pense, elle y retourne sans cesse. Elle cherche le regret, mais elle ne le sait pas.

Elle remplit l'évier d'une eau chaude, propre, savonneuse. La vaisselle glisse d'une main à l'autre et s'achemine vers l'égouttoir. Le café est en train de passer. Le téléphone sonne. Elle décroche, les mains encore humides. On l'entend se plaindre, gémir, pousser des soupirs sans retenue. C'est sa fille de Paris qui l’appelle. Elle sait qu'avec elle, elle peut se lâcher. Puis elle raccroche, ne sachant pas qu'elle a laissé passer un moment heureux.

La pluie s'est mise à tomber. Le mari arrive. On le croyait absent. Pourtant il est là, mais elle ne le voit pas. Elle ne le voit pas non pas parce que c'est lui, mais parce qu'elle ne le peut pas. Ce serait s'accorder trop de vie alors qu'elle cherche la mort depuis toujours. Mais elle ne le sait pas. Elle pose les tasses à café sur la table et attrape quelques chocolats dont elle se remplit la bouche. Elle a tout le temps faim. Mais de quoi ?

A soixante- seize ans, son corps continue de chercher l'aliment miracle qui la comblera. Elle y croit et elle mange. Sans fin. L’infirmière sonne à la porte pour la piqûre. Son diabète s’est aggravé. Tout le monde s'inquiète. Sauf elle. Elle en rit, menaçante, agressive. C'est comme ça qu'elle existe, dans la maladie qu'elle affiche, qu'elle provoque, qu'elle entretient. Elle cherche la mort depuis longtemps. Elle y arrive, bientôt.
Laurence, février 2016

De l’art du portrait et autres curiosités, janvier 2016


Inspiré de Mr Gwyn, de Alessandro Baricco

 

 

Assis par terre, il regarde la plante de ses pieds. Bien sûr on n’a pas nettoyé ici depuis des années.
Dos au mur, en pantalon de mécanicien, il regarde la plante de ses pieds.
« Tu crois que c’est simple... »
L’atelier ouvre sur une vaste cour. Elle regarde la cour, une fine chaine à la cheville. Les pointes de ses seins effleurent la vitre.
Dans la cour un jeune homme pousse son vélo. Il tourne légèrement la tête. Il la regarde. Elle esquisse un sourire. Tout est si naturel.

Torse nu, il regarde la plante de ses pieds. La poitrine se soulève.
« Tu crois que c’est simple...»

Petites lunettes cerclées, moustache cirée, un homme marche dans l’atelier. Une chaise. Il s’arrête, s’assied, tourne légèrement la tête. Par la fenêtre il regarde la cour. Il ne pose pas. Le sexe circoncis pend sur sa cuisse. En face de lui le peintre regarde la plante de ses pieds, il ne peint pas.
« Tu crois que c’est simple... »

Étendue sur le canapé fatigué, obésité juvénile, visage de madone. Elle se caresse, les yeux ouverts. Il voit le dessous des pieds de la jeune fille. Longuement, elle avait dansé entre les pages du carnet épinglées sur le parquet. Fascinante de légèreté. Le dessous des pieds. Bien sûr on n’avait pas nettoyé l’atelier depuis des années.

Elle ne pose pas. Il ne peint pas. Il regarde la plante des pieds de la fille.
« Tu crois que c’est simple... »

Les lampes se sont éteintes trois fois. Trois fois la porte s’est refermée sans un mot. Les trois modèles partis, il a peint les trois tableaux d’une seule traite.

Dans la galerie un couple va lentement d’un tableau à l’autre, s’arrête, revient.
Femme nue à la fenêtre regardée par un jeune homme au vélo.
Homme à la moustache cirée. Portrait en pied.
Jeune fille se caressant.

Les tableaux sont dérangeants, accomplis. Qu’est-ce qui est si étrange ? On aimerait infiniment être dans ces tableaux. Le couple cesse de déambuler. Ils se regardent intensément. C’est elle qui rompt leur silence : « C’est tellement simple... »
Yves

 

 

Printemps des poètes 2016


Ma maison natale, qui ne l'est pas...

Autour de ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a l'Afrique
Chaleur, bruit, odeur, poussière par les fenêtres ouvertes

Il y a les vendeuses de cacahuètes
Les lépreux qui mendient le jeudi
Les miliciens en patrouille

Dans ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a une grande salle à manger
Un matin de Noël, rempli de jouets, de cadeaux, de paquets.
Visages émerveillés de deux petites filles

Dans ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a un séjour et mon père s'y repose
Sur fond de musique classique
Elle ravive aujourd'hui dans mon cœur
La chaleur de son amour.

Dans ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a notre chambre à trois lits
Alors que nous ne sommes que deux
Invitation pour nos cousines à dormir chez nous

Des lits clos de moustiquaires
Les insectes ne passent pas
J'y suis Robinson dans son île déserte

La porte vers la salle de bain est un tableau noir
Où dessiner un avenir rêvé

Dans ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a au fond, la chambre des parents.
À l'heure de la sieste, en chemise de nuit
Maman qui brode, bavarde avec soeurs ou nièces.

Dormir aujourd'hui dans ses draps donnent l'illusion
De me blottir dans ses bras aimants.

Dans ma maison natale qui ne l'est pas
Il y a un jardin
Au fond, la cuisine où officie Tcheba, le boy.

Dans un coin, un escalier
Monte vers l'infini.
A l'abri du soleil brûlant

Les branches du manguier
Accueillent la cabane où nous jouons à être grandes.
Il y a la niche du chien qui dévore nos desserts sous la table
Le vieux matou qui dépose son butin devant le portail
La chatte qui nous offre ses chatons nouveaux nés

Et ces fauteuils où un jour,
Des hommes magnifiques aux somptueux boubous
S'installent et demandent à mes parents
La main de Bintou, la mousso bambara

J'ai dix ans et ma maison natale qui ne l'est pas,
Tout au bout de la rue
C'est la maison de mon enfance heureuse.
Fabienne

 

 

L’intruse, janvier 2016


J'étais là, à rêver, allongée sur l'herbe fraîchement coupée et qui distillait cette odeur particulière : une fraîcheur acide, un peu enivrante.
J'étais grisée, peut-être était-ce la raison de ce terme qui surgissait, sans explication apparente, dans ma demi-somnolence.
Vocable sacré, sacralisé auquel nous nous attachons et qui nous rattache aux autres.

Je me dis: " Faisons un examen de conscience.  Suis-je marquée par telle ou telle famille ? Laquelle ?"

Ce groupe là est bien structuré autour de la mère. Certains penseront que j'évoque la « mama », ce personnage typique et fort du Sud de l'Italie. En fait, Angelina est l'émanation, la quintessence de toutes les mères du pourtour méditerranéen. Avec sa petite taille, elle les domine tous : mari, enfants, petits-enfants, frères, sœurs, nièces, neveux, parents, alliés et amis. Elle ne semble pas commander mais tous lui obéissent. Les services qu'elle demande, et Dieu qu'ils sont nombreux ! sont perçus comme des aides, quasiment des cadeaux. Etrange situation…
Elle n'a pas son pareil pour organiser les réunions familiales. C'est chez-elle, et pas ailleurs que le ban et l'arrière ban se plongent dans cette « marmite » où bouillonnent l'affection, l'amour, tous les bons sentiments. Elle s'est rendue indispensable : elle gère la vie des siens tambour battant.
Combien de fois s'est-elle mise en quête d'une épouse pour son fils divorcé ? 1, 2, 3 plusieurs fois, je pense, et choisies selon certains critères : bien nanties, travailleuses, dociles... entre autres.
Ces couples artificiels fonctionnaient pendant quelques temps puis s'essoufflaient et disparaissaient.

Jusqu'au jour où le fils est arrivé avec la femme de son choix. Lassé, peut-être, par l'omniprésence de sa mère, mais, et cela semble plus
vrai, ensorcelé par la rayonnante Lisbeth. Les coups de foudre existent. Elle est apparue, un beau jour, si différente physiquement des jeunes femmes présentées par sa mère, des brunes de cheveux et d'yeux, sans signe particulier et, intellectuellement bien au-dessus de ces dernières.
Lisbeth c'est le blé doré des cheveux et l'azur du regard, le sourire permanent de celle qui assure.

Très vite, le fils lui a ouvert sa maison. Le grand piano, elle est une très bonne musicienne, a trouvé le premier, sa place, dans le séjour et les autres meubles n'ont pas tardé à suivre.
La maîtresse de maison, c'est elle, désormais.
Angelina n'a pas résisté très longtemps ; elle avouait sans avoir l'air de rien « Lisbeth c'est une main de fer dans un gant de velours ».
Limogée, répudiée, Angelina peu à peu a cédé du terrain. Elle n'a plus ses entrées libres dans la maison de son fils. Sa bru, car le couple a officiellement convolé, l'invite à l'occasion.
Un bourdon tourne autour de moi, son vol et son vrombissement m'agacent, ma pensée s'effrite...
Josette




Lettre ouverte à mes profs de français…


Président de l'OULIPO ( Ouvroir de Littérature Potentielle) depuis 2004, Paul Fournel définit la contrainte d'écriture :

"La contrainte agit d’abord comme un stimulant de la création : bornant l’imaginaire, elle fait paradoxalement prendre conscience à l’écrivain de l’étendue de sa liberté, d’où son efficacité en matière de production du texte. Le texte jaillit, ici et maintenant, poussé par une nécessité externe qui permet de lutter contre les vents internes qui pourraient se montrer contraires.

La contrainte permet ensuite de remettre en cause les formes de textes, établies par soumission collective (consciente ou inconsciente) ou par habitude du temps. Elle est alors un outil de questionnement de la forme et du sens. Les « lourdes chaînes du sens » passent au second plan et on peut ainsi voir comment la contrainte choisie malmène ce sens et lui donne une chance de se renouveler."

 

On écrit en atelier d'écriture comme on ne nous a pas appris, ni autorisé à le faire, dans nos cursus scolaires. On écrit en liberté. une liberté qu'exerce Yves, avec humour et légèreté, dans sa "Lettre ouverte à mes profs de français".

 

En sortant de l’école...

Non ! pas de l’école...

Marseille, en sortant de l’atelier d’écriture Au clair des mots le 23 janvier 2016

Lettre ouverte à mes profs de français.

62 ans et je me souviens à peine d’aucun de mes profs de français.

Oui, oui, vous avez bien lu. Je vous entends ricaner mes chers profs de français en affutant vos stylos à bille rouges. (d’ailleurs, comment accorde-t-on « rouge » ? « s » ou pas « s » ? Mais bien sûr, « rouges » avec « s », ce n’est pas la bille qui est ... ce sont les stylos. Ou alors « rouge » sans « s », c’est l’encre qui est... pas les stylos. On n’en sortira pas mais vous voyez, j’étais là.)

« Je me souviens à peine d’aucun de mes profs de français ».

Cette phrase « incorrecte » est là parce que cette lettre vous est adressée et que, sous cette forme, la phrase dit exactement ce que je ressens aujourd'hui, avec le brin d’insolence que je sens monter en moi.

Si cette phrase ne m’avait pas plu, si elle avait écorché mon envie de justesse, je l’aurais retirée sur-le-champ.

Mais elle est là, je l’y laisse.

Affutez, affutez, mes chers profs de français, vos stylos rouge (pas de « s », c’est l’encre qui est rouge, pas les stylos ou bien...)

« Ne aucun. On ne peut pas associer aucun dans une phrase affirmative ». Vous voyez, j’étais là.

« Si tu te souviens, à peine, c’est que tu t’en souviens, tu ne peux pas écrire « aucun » si tu t’en souviens».

Rompons là !

Si je me souviens à peine de vous c’est que vous avez dans mon souvenir, à peine un visage, à peine un nom mais aucun d’entre vous ne m’a permis de sentir le bonheur qu’il y avait à écrire, à suer sang et eau sur une phrase qui n’a pas encore trouvé sa juste expression, son rythme, sa musique. Vous ne m’avez pas fait sentir, mes chers professeurs de français, qu’il y a de la jubilation à la lire, à la relire, à la lire à haute voix cette maudite phrase, quand elle s’est enfin accomplie. Accomplie par moi, par vous, par d’autres, peu importe.

Vous voulez un exemple ? Juste un, pour le plaisir. Il n’est pas de moi, j’aurais aimé... Il est de Georges. Vous savez, Georges, celui du Gorille. Censuré. Plusieurs années.

Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre, on n'sait pourquoi. Je suppose
Qu'on avait dû la fermer mal.

Je vous en veux, mes profs de français, d’avoir essayé de me faire honte. Honte d’avoir osé écrire en dehors des clous. Au lieu d’avoir encouragé mon envie d’écrire, de m’avoir poussé à la créativité.

Je vous en veux, mes profs de français, de ne pas avoir nourri la petite flamme.

Je vous en veux, mes profs de français, d’avoir ignoré mes portes dérobées, de ne pas m’avoir fait deviner ce qu’elles cachaient. (J’aurais pu ne pas en vouloir si vous m’aviez assuré que, de toute évidence, vous n’aviez jamais eu vent des vôtres).

Je vous en veux, mes profs de français, de m’avoir fait étudier Prévert et Villon et de ne pas y avoir cru. De les avoir expurgés, de les avoir censurés, de les avoir châtrés.

Je vous en veux mes profs de français de ne pas m’avoir aidé à écrire poésie.

Je vous en veux mes profs de français. Je vous en veux de...

Non, finalement je ne vous en veux plus.

Je ne vous en veux plus, mes chers profs de français, parce que vous êtes arrivés trop tard dans l’histoire pour avoir pu faire l’autodafé dont vous auriez rêvé. L’autodafé des poèmes de Brassens et de tous les livres que j’ai aimés. L’autodafé de mes compagnons de vie. Des poèmes et des livres lourds de sens et de style. Des poèmes et des livres qui n’ont pas été émasculés par vos commentaires convenus, autant qu’imposés, qui n’ont pas été émasculés par la sélection officielle des « meilleures pages de...». Des textes qui ne respectaient pas toujours les règles grammaticales. Ni les autres d’ailleurs.

Non, je ne vous en veux plus, mes chers profs de français, parce que vous n’avez pas réussi à déquiller le petit bonhomme perché sur mon épaule qui me disait à l’oreille « Bah, ne les écoute pas, ça ne vaut pas la peine de te frapper pour ça. ».

Le petit bonhomme n’a pas pris une ride. Le petit bonhomme perché sur mon épaule qui me dit aujourd'hui « Vas y, écris la musique des mots qui soufflent dans ta tête. Si ça ne vient plus, va pisser un coup. Regarde les gabians dans le ciel. Respire et arrête de faire du bruit avec tes casseroles, tu les rangeras plus tard. Arrête je te dis, de taper sur tes couvercles, tu ne peux plus rien entendre en faisant ce bordel. Calme-toi mec et écoute-moi. »

Le petit bonhomme perché sur mon épaule, vous ne l’avez pas eu.

Je ne vous en veux plus, mes profs de français, parce que vous ne m’avez pas empêché de retrouver les copines et les copains de mon atelier d’écriture.

Les copines et les copains qui sont si différents de moi mais qui n’ont pas de stylo rouge.

Les copines et les copains qui n’y croient pas toujours mais qui prennent du plaisir à écrire, à lire, à écouter. Du plaisir à se laisser étonner.

Les copines et les copains qui ont le droit de dire « Là, ça ne marche pas tout seul si tu ne m’expliques pas », le droit de dire ce qui leur plait et qui disent quoi et pourquoi.

Je ne vous en veux plus, mes profs de français, parce que vous ne m’avez pas empêché de retrouver celle qui vous ressemble si peu. Celle qui nous accompagne et qui nous donne, de sa voix chaleureuse, les encouragements qui nous font dépasser nos limites. Celle qui nous fait cadeau de ses impressions à la lecture de nos pauvres textes, juste comme ça. Ses impressions à nous lire, qui résonnent longtemps, pour qu’on aille plus loin.

Je ne vous en veux plus mes chers profs de français. Je ne vous en veux plus parce que ...

Si, je vous en veux

Encore un peu

Mais on s’en fout

C’est pas grave.

[..]

Yves

PS : « Il n’y a pas de problèmes. Il n’y a que des professeurs. » (Jacques Prévert)